Quand
nous avions programmé la mise en chantier du dossier de
cette livraison de Controverses, nous ne pensions pas que ce sujet
serait rejoint, voire submergé, par une actualité
volcanique, découlant de l’impact de la guerre de
Gaza sur la société française. Nous l’avions
choisi, en effet, pour poursuivre l’examen de l’idéologie
dominante de notre temps dont l’argument juif ou «
sioniste » constitue l’un des foyers de cristallisation
les plus virulents.
Le
projet de ce numéro est en effet de comprendre le système
logique et rhétorique qui régit l’usage des
symboles juifs dans les discours contemporains les plus divers.
Notre hypothèse de travail est que cet usage n’est
point irrationnel ni uniquement téléologique (c’est
à dire en vue d’une manipulation idéologique
servant une cause ou un intérêt) mais qu’il
est structuré en fonction d’une logique etd’
une cohérence qu’il ne faut pas rechercher dans le
domaine de l’intelligence et de la pensée mais de
la société et de la politique. C’est ce que
nos articles analysent, chacun à sa manière.
Un
deuxième dossier est consacré à la résurgence
du mythe du crime rituel dans l’imaginaire contemporain.
Depuis la « deuxième Intifada », nous assistons
en Europe (et dans le monde arabo-musulman) à des débordements
médiatiques et journalistiques qui, tous strigmatisent
une unique image d’Israël, accusé de cruauté
envers les enfants palestiniens. Si la rationalité du système
du signe juif est d’ordre sociétal, demandant à
être recherchée dans les formes et les mouvements
profonds de la société, ce dossier démontre
que le contenu irrationnel des représentations des Juifs
n’est pas, lui aussi, le produit du hasard. Il s’inscrit,
pour qui a quelque connaissance historique, dans un héritage
de l’imaginaire collectif de l’Europe qui prend ses
sources dans le Moyen Age et dont nous constatons qu’il
n’a pas disparu de la mentalité de nos contemporains
malgré plusieurs siècles de sécularisation.
Les chercheurs ont démontré en effet que la conscience
collective était structurée par des mythes archaïques
qui se perpétuaient sur de très longues périodes
dans chacune des cultures de l’humanité.
Les
conclusions auxquelles conduisent ces deux dossiers viennent conforter
le sentiment et la réalité que nous faisons face
à une résurgence très inquiétante
de l’antisémitisme dont on n’a pas assez pris
la mesure. Il se produit en effet une conjonction explosive de
logiques sociétales, sociales et imaginaires autour du
signe juif, dont la crise économique va amplifier la virulence.
Si
il y a une possibilité d’analyser les structures
et la logique de l’économie du signe juif et de l’imaginaire
collectif, celà ne signifie pas pour autant que l’antisémitisme
aurait « des raisons d’exister ». Ce que le
sociologue comprend du système de la réalité
n’est pas ce que l’acteur social doit penser ( ni
ce qu’il peut penser). Comprendre la logique d’un
événement ne le justifie pas. Le registre sociologique
ou politologique n’est pas le registre éthique ou
politique. La rationalité du phénomène que
nous analysons est uniquement formelle (un système de causes
et d’effets concernant « l’animal » social,
la masse de la société) : les individus sont emportés
par ses mouvements et ils ne savent pas qu’ils sont déterminés
par elle. Mais, même si son contenu est structuré
par une rationalité formelle, il n’est pas conforme
à la Raison. Le mythe du crime rituel est un délire
collectif qui n’a rien à voir avec la Raison (la
rationalité « essentielle » pourrait-on dire),
tout comme la passion antisémite.
Quand
nous entreprenons de démonter le système à
l’oeuvre dans ces phénomènes, nous cherchons
donc à comprendre son mode de fonctionnement. L’homme
moyen, l’acteur social, lui, ne peut ni entendre ni comprendre
ce que nous lui révélons de son comportement. Il
a , lui, des motifs intellectuels et psychologiques au nom desquels
il croit agir. Il se croit un esprit radicalement libre qui choisit
ses options ; tel n’est pas tout à fait le cas aux
yeux du sociologue. Le fossé de l’incompréhension
est donc total entre l’analyste et l’acteur social.
C’est pourquoi on ne peut caresser l’espoir que le
démontage du système qui produit de l’antisémitisme
mette un terme à ce système. De même, le malentendu
est profond entre le sociologue et le moraliste, car montrer une
rationalité à l’oeuvre ne signifie pas qu’on
la justifie. Expliquer n’est pas justifier ni combattre
une réalité criticable sur le plan éthique.
Démonter la construction antisémitime ne suffit
pas à le vaincre.
On
perçoit à ce propos, la juste et modeste place de
la pensée. Elle est en recul sur la réalité
et ne peut la changer, en tout cas, dans l’immédiat.
Le décalage entre la contemplation et la réalité
est du même ordre que celui qui concerne l’individu
(l’esprit individuel) et la société.Il reflète
le décalage entre le « réel » et «
la réalité », entre ce qui est objectivement
et symboliquement et ce que les hommes croient être. La
vocation de la pensée est d’apercevoir le réel
derrière la réalité. C’est ce décalage
qui, pourtant, donne avec retard les instruments mentaux et conceptuels
pour une action ultérieure. Il est donc capital de maintenir
la flamme de l’intellect, dans l’obscurcissement propre
aux grands foules. J’ai parlé de pensée mais
il est bien évident qu’elle n’est pas l’apanage
de l’intelligentsia, j’entends la classe intellectuelle,
qui, comme toute classe, n’est pas exempte d’irrationalité.
Le spectacle contemporain est, en France, de ce point de vue,
particulièrement accablant. Les intellectuels ne sont pas
nécessairement ceux qui maintiennent une telle instance.
Eux aussi ont des intérêts de classe et de carrière
à défendre et cet intérêt obscurcit
leur vision.
Celà
nous montre aussi que l’effort de la raison ne suffit pas
à terrasser l’empire des croyances et de l’idéologie.
Il ne suffit pas de démontrer l’inanité d’un
argument pour qu’il s’effondre, s’il ressort
de l’irrationnel ou s’il est le produit d’une
réalité sociétale. C’est bien la situation
à laquelle nous nous trouvons confrontés aujourd’hui.
L’effort considérable de démonstration et
de probation, durant la « deuxième Intifada et les
premières manifestations du « nouvel antisémitisme
», à travers colloques et publications, fut capital
sur le plan éthique et peut-être aussi pratique,
mais sans portée immédiate car les mêmes phénomènes
se reproduisent aujourd’hui. Nous ne pouvons pas forcer
les barrières de ce que Marx appelait « la fausse
conscience ». Cependant, nous pouvons contribuer à
désacraliser et banaliser les tabous et les idées
reçues. Car l’analyse érode les évidences,
elle aide à formuler l’indicible et à déplacer
les limites du pensable. Dans ce sens, le travail de la pensée
engendre un milieu social, une clairière dans la foule
chaotique où la compréhension peut trouver une résonnance
et modifier les comportements. Comprendre « ce qui se passe
», c’est être déjà plus libre
et plus efficace. Le décalage structurel que nous constatons,
s’il est inhérent à toute socialité,
constitue néanmoins un indice que nous sommes peut-être
à la veille de graves bouleversements. C’est une
situation d’avant crise quand le système est sur
le point de se manifester en masse en submergeant les consciences
et les actes des individus.
Ce constat nous rappelle la définition que le philosophe
Hegel dans les Principes de la philosophie du droit donne de la
philosophie : "Pour dire encore un mot sur la prétention
d'enseigner comment doit être le monde, nous remarquons
qu'en tout cas, la philosophie vient toujours trop tard. En tant
que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque
la réalité a accompli et terminé son processus
de formation. Ce n'est qu'au début du crépuscule
que la chouette de Minerve prend son envol.Ce que le concept enseigne,
l'histoire le montre avec la même nécessité
: c'est dans la maturité des êtres que l'idéal
apparaît en face du réel." Je ne me suis pas
inscrit, quant à moi, dans l’antinomie de l’idéal
et de la réalité mais du réel et de la réalité.
Plutôt que la tradition grecque qui fait de Minerve, déesse
de la sagesse et de la science, représentée avec
une chouette (le philosophe), je ferai référence
au bestiaire de la tradition biblique, à la « Biche
de l’aurore » (Psaume 22,1), qui désigne l’étoile
du berger, la première à paraître au crépuscule
eet Vénus, la première à paraître à
l’aurore. Dans le temps biblique, en effet, chaque jour
nouveau commence au crépuscule.