CONTROVERSES
Editorial du numéro 12
Novembre 2009
L’égalité
à l’épreuve de l’identité
par Shmuel Trigano
L’égalité peut-elle se mesurer à l’aune
de la culture ? sans doute, chacun de nous aspire-t-il à
une reconnaissance (au moins) égale de ce qui nourrit son
identité. Mais comment la mesurer ? Tout rapport d’égalité
implique une équivalence et donc un critère de mesure
préalable. Or, si toute mesure suppose l’interchangeabilité,
l’identité, elle, est toujours singulière,
synthétisant les habitudes et les mentalités d’un
groupe humain unique en son genre. Ce groupe, en effet, peut-être
grand, petit, amorphe, dynamique, sa culture frustre ou développée,
monumentale ou orale. Le fait qu’il s’agisse d’un
phénomène collectif complique les choses car comment
saisir en un bloc une multitude d’individus et de groupes
secondaires, parfois conflictuels ? Même individualisée
en chaque homme ou point de nourrir sa spécificité,
la culture est avant tout une réalité sociale qui
transcende les individus.
Mesurer
les identités culturelles puis les égaler implique
nécessairement de les classer. On peut juger alors des
problèmes que la quête d’égalité
soulève dès que la culture en est l’enjeu.
On ne peut concrètement établir des paramètres
d’équivalence entre différentes cultures,
groupes humains, identités, etc.
Ils
ne sont pas comparables hormis leur commune humanité. C’est
d’ailleurs sur la base de cette communauté que la
Loi a l’ambition de s’établir mais l’humanité,
elle même, n’existe dans la pratique que structurée
en peuples, cultures, langues. La reconnaissance nécessaire
de leur égale dignité et de leur droit à
persévérer dans l’être ne relève
pas de l’enjeu de l’égalité mais de
l’acceptation du principe de réalité.
Hannah
Arendt fait référence à ce problème,
en forgeant le concept du « strictement donné »
pour désigner ce que, en nous, humains, nous ne pouvons
ni nier ni changer et qui résiste à notre volonté.
Elle fait référence à ce propos à
tout ce qui relève de la nature des gens, du physique,
de la peau, de l’intelligence, etc., un ensemble de données
inégalement réparties parmi les êtres humains
et qui échappent à toute égalisation. On
ne choisit pas de naître dans une identité culturelle.
On pourra fuir son univers mais pas l’empreinte indélébile
qu’elle a laissé sur l’âme. Le principe
égalité ne changera jamais rien à ce réel
qui ne doit donc pas relever de la mesure.
«
Le fait que chacun de nous a été fait ce qu’il
est – singulier, unique et immuable, toute cette sphère
du strictement donné, reléguée au rang de
sa vie privée dans la société civilisée,
constitue une menace permanente pour la sphère publique
parce que cette dernière se fonde sur la loi d’égalité
avec la même logique que la sphère privée
repose sur la loi de la différence universelle et sur la
différenciation… L’arrière-plan obscur
du strictement donné, cet arrière-plan formé
par notre nature immuable et unique surgit comme l’intrus
qui, dans son impitoyable différence, vient nous rappeler
les limites de l’égalité humaine »1.
Ce jugement n’est pas normatif. Il relève du constat.
La
discrimination positive.
Une
fois reconnu cela, que peut-on faire pour compenser les écarts
dans la capacité de jouissance de l’égalité
?2 Et surtout lorsque la singularité – rebelle à
toute équivalence – prête le flanc à
la discrimination. Car celle-ci est un danger qui pèse
de façon permanente sur toute société humaine.
L’issue
que prône la politique de discrimination positive consiste
à sanctuariser la singularité (la différence
et l’identité culturelle) en la sortant de la norme
de l’égalité mais cette politique peut-elle
aboutir à autre chose qu’à la massifier et
la retrancher de la citoyenneté démocratique qui,
elle, s’exerce sur le plan des individus, puisque le pouvoir
y dépend du consentement et non du consensus ?
Admettons, comme le pense le multiculturalisme, que la citoyenneté
doive s’exercer sur le plan des groupes, des cultures, des
religions, des minorités, etc. Ce serait au prix de la
liberté individuelle car ces groupes – fussent-il
représentatifs sur le plan des croyances des individus
– ne sont pas élus ni contrôlés sur
le plan de la généralité et du public s’ils
restent des groupes d’appartenance identitaire et non d’action
politique. Et s’ils le devenaient, ils constitueraient des
États dans l’État car, dans un régime
démocratique, on n’élit que les députés
(et, dans certains pays, le président). Si les individus
qui se recommandent de ces groupes peuvent être psychologiquement
satisfaits de les voir devenir acteurs de la scène sociale
es qualités, ce serait donc au prix de leur citoyenneté.
Leur groupe d’appartenance (et non de consentement) se substituerait
ipso facto à eux comme acteurs de la politique alors que
leurs instances ne seraient ni élues, ni contrôlées.
Les affairistes et les démagogues ne seraient pas loin
– ils sont déjà là – et ils imposeraient
leur choix aux groupes qu’ils « représenteraient
». Une nouvelle féodalité se reconstituerait
sous couvert de plus grande démocratie.
Telle
est la tentation permanente et inavouée du multiculturalisme
contemporain qui se résume prosaïquement à
la promotion d’élites sectorielles, érigées
en interlocutrices de l’État au dépens des
individus qu’elles sont censées « représenter
». Elle existent plus dans le face à face avec l’État
qu’avec leurs « communautés », au point
d’en devenir les agents paradoxaux. Le spectacle médiatique
qu’elles sont appelées à donner laisse la
grande masse de leur milieu d’origine dans l’obscurité
et l’abandon. On le voit par exemple avec la promotion de
la « diversité » sur les plateaux de télévision.
Deux, trois individus effacent des milliers de destins solitaires.
Quand on favorise le mérite, notamment en créant
des voies d’accès privilégié aux grandes
écoles, on ne fait que créer des élites janissaires3
qui resteront isolées de leurs communautés d’origine
et en porte-à-faux dans la société.
Ses
origines
Comment
en est-on arrivé là ? Il faut le comprendre pour
imaginer une issue.
L’inégalité,
il y en a toujours eu, encore plus sensible dans la démocratie
qui nourrit les hommes du fol espoir de l’égalité
absolue, toujours nécessairement déçu pour
les raisons qu’on a vues. Qu’est ce qui a fait que
les causes de l’inégalité n’ont plus
été attribuées à l’économie
(classes) ou à la politique (domination) mais à
la culture et l’identité4 ?
A n’en pas douter un tournant s’est produit avec la
Shoa lorsque la citoyenneté individuelle s’est effondrée
pour une catégorie de citoyens exclus de la nation en masse
et dans toute l’Europe : les Juifs. Une citoyenneté
conçue de façon purement juridique a montré
alors sa défaillance pour une condition singulière5.
L’évocation et l’invocation de la Shoa sont,
significativement, omniprésentes parmi les partisans du
multiculturalisme qui voient dans l’État et la nation
les artisans de la barbarie. Un véritable syndrome en est
né qui explique pourquoi les concessions au multiculturalisme
sont régulièrement par la Shoa et le sentiment de
culpabilité. Le paradoxe veut ainsi qu’elles profitent
souvent à des milieux violemment hostiles aux Juifs et
à Israël, ce qui est un indice important de l’ambivalence
du multiculturalisme et de la vision totalitaire paradoxale qu’il
promeut.
Mais
le post-colonialisme a joué aussi un rôle déterminant.
Le reflux des puissances coloniales s’est accompagné
de la revendication nationale et identitaire des ex-colonisés
qui ne s’est pas contentée de s’affirmer dans
le cadre de leur nouvelle indépendance mais a débordé,
à travers l’immigration dans les ex-métropoles
coloniales, en une sorte de reflux des périphéries
des empires coloniaux vers leurs centres.
Le
phénomène de l’immigration massive et son
expansion démographique exponentielle ont constitué
un choc sociétal massif pour les sociétés
européennes, au plus mauvais moment pour les uns et les
autres. Le processus européen affaiblissait les États-nations
et vouait les identités nationales à la dérive.
L’immigration se produisait sur fond du Djihad mondial et
du terrorisme islamique qui a porté ses coups au cœur
même de l’Occident. Outre le ressentiment envers les
puissances coloniales, l’immigration a transporté
avec elle toutes les tensions des pays d’origine, avivées
gravement par les télévisions satellitaires des
pays du Moyen-Orient. Les causes palestinienne, irakienne ou iranienne
traversent désormais les cités de l’immigration
et la rue européenne.
Le
courant des Frères Musulmans dont l’UOIF est la figure
française est aussi très actif dans les communautés
immigrées, en fonction d’un programme idéologico-politique
fondamentaliste systématique. Le modèle d’intégration
de l’identité nationale s’est quasi totalement
décomposé dans ces années-là. C’est
l’École qui illustre le mieux les conséquences
de cet effondrement.
Elle
a cessé d’être un facteur de socialisation
et d’intégration.
Changer
de perspective
Tel est le cadre de la politique de discrimination positive. Les
problèmes que la doctrine multiculturaliste propose de
résoudre découlent essentiellement de cette immigration.
Ils sont à replacer dans un cadre international et pas
uniquement à l’intérieur des frontières
de la démocratie. Il n’y a pas que la philosophie
politique qui soit concernée mais aussi la science des
relations internationales.
Ce
changement de perspective permet en effet de constater que ces
problèmes ne se posent que dans les démocraties.
On leur demande de s’ouvrir aux autres cultures et identités
non pas en intégrant les sensibilités qu’elles
apportent aux cultures nationales mais en amoindrissant les leurs
propres. C’est comme si on exigeait de l’hôte
qu’il renonce à l’intimité de son foyer
pour y accueillir ses invités. Si l’on admet que
ce sacrifice est jugé légitime, on s’attendrait
au moins à ce que les invités – les identités
culturelles accueillies – fassent aussi un pas en sacrifiant
au moins symboliquement leur propre ethnocentrisme.
Mais
tel n’est pas le cas. Les cultures au nom desquelles elles
revendiquent un privilège sont généralement,
dans leurs pays d’origine, allergiques à la reconnaissance
d’autrui et donc au muliculturalisme. Si l’on prend
le monde arabo-musulman, le constat est fait aujourd’hui
que, depuis son indépendance, les non-musulmans (d’abord
les Juifs, puis les chrétiens mais auparavant les Arméniens)
y sont en voie de totale disparition tandis que l’affirmation
identitaire y est exarcerbée et très anti-occidentale.
Avant le colonialisme, le statut des non musulmans était
un statut de paria. Or c’est au nom de cette culture même,
inchangée et revendiquée jusqu’au bout des
ongles, qu’on se recommande du multiculturalisme. La moindre
des choses que l’on attendrait seraient que ses avocats,
prompts à accuser l’Occident de toutes les fautes,
se retournent sur eux-mêmes et la réforment. Objectivement,
le multiculturalisme ne concorde pas avec le schéma idéal
du « dialogue des cultures »6que ses promoteurs chantent,
mais se résume au recul et à la minorisation de
la culture du lieu d’immigration, autrefois globale et souveraine.
La
culture de la majorité
Avec la promotion du concept de minorité7, on a en effet
oublié qu’il y avait des cultures majoritaires. Elles
se sont en fait vues subrepticement transformées en cultures
minoritaires parmi d’autres. Ce constat soulève la
question du sort de la majorité dans un pays démocratique.
Elle est double, sur le plan numérique (majorité)
et sur le plan identitaire (dans un pays). Sur le premier plan,
l’institution du suffrage universel implique que la majorité
fait la décision. La culture de la majorité est
donc le cadre dans lequel peut se déployer la culture de
la minorité, nécessairement mise en conformité
avec elle. Sur le second plan, on retrouve le phénomène
identitaire propre à tout espace collectif qui a rang de
donnée du réel. Il n’y a pas de société
sans un espace (même imaginaire) où elle se déploie.
On ne pourra jamais changer le fait que le territoire français
est le site d’une identité culturelle adéquate
au groupe humain qui l’habite. Le territoire géographique
est de ce point de vue moins important que l’histoire de
la collectivité qui s’y est constituée à
travers l’histoire. Il n’est pas question ici de racines,
ni d’autochtonie mais de mémoire. Ce site autant
symbolique (culturel) que spatial est le cadre d’accueil
des nouvelles identités culturelles issues de l’immigration.
N’est-ce pas une loi universelle ? Tous les peuples sont
concernés et avant tout les ex-colonisés devenus
souverains, dont l’exclusivisme culturel et identitaire
s’est exacerbé au lendemain de l’ère
coloniale.
Un
principe de précaution
Tant sur le plan de la majorité que sur celui du «
strictement donné », on est donc confronté
avec le multiculturalisme à une doctrine non démocratique,
aux fondements problématiques puisqu’ils sont basés
sur la non-réciprocité. Celà n’empêche
pas qu’il y a de la discrimination, du racisme et de l’antisémitisme.
Le mal doit être combattu mais pas avec un remède
pire que la pathologie. C’est sur le plan des mœurs,
de la vigilance sociale, de l’action du pouvoir politique
que ce combat doit se mener. Il est, certes, possible que la démocratie
en Occident (un pléonasme) soit confrontée à
un nouveau type de défi politique et doctrinal, consécutivement
à la venue d’une forte immigration qui bouleverse
ses équilibres classiques. Pour l’instant, cependant,
aucune doctrine politique ne propose de solution viable. Le principe
de précaution doit prévaloir. Jusqu’à
ce jour, on n’a jamais vu de démocratie en dehors
du cadre de l’État-nation.
Je
n’ignore pas que ce cadre lui même pose des questions,
car la question de l’identité collective, de la nation
comme identité pas seulement comme corps des citoyens,
est restée impensée dans la théorie des droits
de l’homme de sorte qu’elle a hanté avec violence
la modernité. Elle n’est pas le produit du consentement
individuel mais elle constitue l’individu que la citoyenneté
institue.
Il
appartiendra à la philosophie politique du XXIe siècle
d’apporter une solution à la gestion du « strictement
donné », conforme à l’idéal démocratique.
On peut émettre déjà un principe : la reconnaissance
des identités collectives et de leur égale dignité
relève de la société civile, tandis que l’égalité
des individus relève de la sphère de la politique.
notes
1.
Hannah Arendt, L’impérialisme, Le Seuil, Points Politique,
1968, p. 290.
2. Par exemple, le handicap, l’éloignement, la dépendance…
affaiblissent la jouissance possible des droits de l’homme
s’ils ne sont pas compensé par des facilités.
3. Cette institution de l’empire ottoman est très
intéressante sur le plan politologique. Ce corps d’infanterie
au moyen duquel l’empire tenait le terrain de ses conquêtes
était composés d’enfants chrétiens,
prisonniers de guerre ou enlevés à leur famille,
convertis à l’islam et ayant statut d’esclaves,
interdits de mariage, pour être formés dans des académies
militaires afin de servir l’empire.
4. Remarquons néanmoins qu’auparavant le conflit
social et politique opposait des classes et des partis, autres
formes de collectivités et de groupes.
5. Cf. S. Trigano, L’idéal démocratique à
l’épreuve de la Shoa, Odile Jacob, 1999.
6. Cf le numéro de Controverses n° 9, novembre 2008,
« Alliance des civilisations ? ».
7. Cf. Notre analyse terminologique infra.