Editorial
de Shmuel Trigano
«
Néo-conservateur » ? Bon sang, mais c’est bien
sûr !
Dans
le confusionnisme contemporain et face à l’érosion
objective des catégories de « gauche » et de
« droite », une nouvelle typologie des attitudes politiques
s’impose peu à peu à la conscience commune.
Au terme de la « cohabitation », après l’effondrement
du communisme et le renoncement au socialisme de la gauche au
pouvoir, face à la déferlante de la mondialisation
qui nivèle toutes les positions, on ne sait plus très
bien qui est qui. Sauf peut-être ceux qui dénoncent
nommément « nouveaux réactionnaires »
et « néo-cons » qui deviennent ainsi de façon
inattendue le critère de référence du classement
politique. Ils s’appuient sur l’idée qui voit
dans « La Gauche » – dont ils sont bien sûr
les parangons – l’incarnation évidente du Bien,
une idée qui ne résiste pas à l’examen
de l’histoire, plus que contrastée, produite par
cette même gauche qu’elle ait été (au
passé désormais) socialiste ou communiste. Les turpitudes
et les monstruosités de la politique moderne sont autant
le lot de la gauche que de la droite. S’arc-bouter sur la
référence de gauche sans même sentir le besoin
d’argumenter cette position ne constitue en aucune façon
un certificat de conformité morale. Face à cette
gauche, ainsi dispensée de justification et soudain élevée
à l’égal d’une transcendance, tout le
reste apparaît sombre et sale. Pour se blanchir, les «
néo-progressistes » doivent en effet impérativement
noircir les autres car leur credo et leur programme sont des plus
flous. La spirale de la surenchère commence alors. «
Extrême » et « ultra » deviennent des
adjectifs allègrement conjugués selon toutes sortes
de déclinaisons. L’une des plus courantes est le
libéralisme, devenu en France l’épouvantail
de la droite. Mais une fois que la gauche a renoncé à
ses idéaux fondateurs, quel choix a-t-elle sinon celui
d’un libéralisme tempéré par l’État-providence
? Les néo-progressistes ont en fait renoncé à
des principes fondamentaux du socialisme, acceptant le Marché
et revalorisant l’État, quand ce n’est pas
l’État-nation, car il n’y a pas d’État-Providence
sans frontières nationales permettant d’organiser
la redistribution des biens et la péréquation que
le libéralisme rend impossibles. L’extrême
gauche pourrait dénoncer le néo-progressisme tout
autant que la gauche bon teint le fait pour les « nouveaux
réacs », accusés d’être des transfuges
honteux de la gauche.
On le voit, cette typologie est essentiellement polémique.
Elle vise à délégitimer l’adversaire
sur le plan moral, le qualificatif de « droite » étant
censé cristalliser le comble de l’abomination, de
façon quasi magique et sans aucune démonstration.
On reste là encore dans les parages de la stratégie
du « Front antifasciste » initiée par François
Mitterrand, dont la seule charte fut le combat contre le lepénisme,
alors inventé de toutes pièces. Loin de ces jeux
parisiens futiles, qui sentent la fin de parcours, une nouvelle
donne de la pensée politique est sans contexte en train
de se faire. Les moments fondateurs du partage droite-gauche,
les Révolutions de 1789 et 1917 appartiennent irrémédiablement
au passé, sans que pour autant les sensibilités
auxquelles elles avaient donné naissance aient disparu.
Ces dernières produisent toujours des effets de pensée
politique. À la rigueur on pourrait concéder que
gauche et droite ne sont aujourd’hui pas autre chose que
ces sensibilités destructurées et en dérive
qui ne sont plus articulées à des politiques précises
et clairement définies.
Il ne fait pas de doute que de nouveaux événements
fondateurs s’imposent par leur poids : le 11 septembre et
la menace mondiale de l’islamisme avec pour arrière-plan
plus vaste la mondialisation des échanges. Dans leur ombre,
de mini-crises se sont produites qui sont devenues autant d’événements
fondateurs secondaires : la guerre d’Irak, le nouvel antisémitisme,
l’Intifada, l’antiaméricanisme européen
et son rapport avec l’unification européenne, et
sans doute demain le nucléaire iranien. Autant de facteurs
de démarcations et de tensions entre les sensibilités
de gauche et de droite. La catégorie de « néo-conservateur
» a défini essentiellement le courant qui s’est
opposé à la démission de la démocratie
occidentale face au terrorisme islamiste, désormais de
dimensions mondiales et dont le 11 septembre fut l’entrée
par effraction sur la scène internationale. Cet événement
à la force symbolique considérable a en effet donné
l’occasion d’un étrange phénomène
dans l’opinion démocratique mondiale, peut-être
spécifiquement européenne et touchant essentiellement
les élites.
Son trait le plus fort fut la « compréhension »
des motivations de l’agression. Un tiers-mondisme depuis
longtemps démodé, mâtiné de pacifisme,
se vit recyclé avec l’alter-mondialisme. C’est
dans ce tumulte que se forgea aussi le « néo-progressisme
». On se souvient des forums altermondialistes invitant
à leur tribune des islamistes patentés. Ce ressaisissement
des démocrates face à ce défi fut identifié
à la figure du néo-conservatisme pour désigner
une mouvance idéologico-politique américaine dont
beaucoup de membres venaient des milieux démocrates et
qui avaient fini par constituer le milieu politico-intellectuel
de la présidence de G.W. Bush. De façon très
significative, ces intellectuels se sont vus et se voient systématiquement
identifiés comme « Juifs » par le discours
médiatique et l’opinion commune. Il faut souligner
le caractère inhabituel de cette référence
tenace. La catholicité ou le protestantisme de l’entourage
de tel ou tel président ne constitue pas en général
une explication ni un argument. C’est là incontestablement
un des nombreux signes de la banalisation du nouvel antisémitisme,
phénomène satellitaire plus ou moins prononcé
de l’islamisme et du néo-progressisme. L’expression
de « Néo-cons » ainsi empaquetée induit
alors l’idée, gravement réactivée aujourd’hui,
du complot mondial, qui a récemment défrayé
la chronique américaine avec l’étrange «
rapport » de deux universitaires de Harvard sur l’influence
néfaste du lobby juif sur la politique américaine.
Toute critique du néo-conservatisme finit ainsi par prendre
immanquablement l’allure d’une dénonciation
d’individus, d’élaboration de listes d’intellectuels
« suspects ». Le Landerneau parisien en a été
le théâtre à plusieurs reprises.
Il faut refuser cette théâtralisation néfaste
de la réflexion politique qui enferme le questionnement
et l’investigation. Un adjectif ne justifie rien. C’est
à l’épreuve de la réalité, sur
pièces, que l’on juge une pensée. Controverses
se veut pour sa part le banc d’essai intellectuel de cette
enquête sur la fin d’un monde politique, social et
culturel et le début d’un ordre social encore peu
clair, mais dont l’installation passera par une tourmente.
Les « néo-cons » américains ont incarné
une posture qui a sans doute servi de point d’appui dans
le climat de décomposition qui a embrumé l’Europe,
mais cet apport ne signifie nullement que toutes leurs positions
en matière politique, économique ou internationale,
s’imposent nécessairement à ceux qui reconnaissent
l’importance de la posture que l’attitude américaine
– de tout un peuple – a incarné après
le 11 septembre. La liberté de pensée est un bien
trop précieux pour l’aliéner à quelque
idéologie que ce soit.