Editorial
du numéro 3 - Octobre 2003
Le bel avenir de l’Empire ottoman !
par
Shmuel Trigano
Pour
qu’un débat sur la nation s’ouvre, de nombreux
obstacles doivent être franchis. Le plus immédiat
est sans doute l’élision de la dimension identitaire
de la nation, pourtant omniprésente derrière sa
dimension politique. Le concept de nation a en effet une double
acception. Il peut désigner la communauté des citoyens,
c’est à dire la sphère politique rassemblant
les individus citoyens, acteurs du processus démocratique
sur un pied d’égalité, comme il peut désigner
la personnalité collective, la singularité culturelle
que ces individus ou une majorité d’entre eux se
sont forgées à travers le temps. De ce point de
vue, il y a une identité nationale française découlant
de l’expérience républicaine autant que de
« la France éternelle », produit de siècles
d’histoire. Quand par hasard on exalte aujourd’hui,
uniquement la nation citoyenne, on omet de rappeler que même
elle a secrété une identité concrète
et épaisse, typiquement « française »,
dont la laïcité est la culture.
Ce sont ces deux acceptions qui se voient aujourd’hui malmenées
par l’évolution des choses qu’orchestre une
idéologie que nous avons définie dans ce dossier[1]
comme le « post-modernisme », en tentant de l’identifier
au plus près. Dans les démocraties occidentales,
là où seulement elle existe, la nation citoyenne
est mise à mal par un puissant flux migratoire. Les équilibres
économiques et sociaux qui avaient fini par s’établir
au lendemain de la deuxième guerre mondiale (« l’Etat-providence)
en sont bouleversés dans la mesure où les non citoyens,
les étrangers nationaux, ont fini par bénéficier
des avantages qui n’étaient réservés
auparavant qu’aux citoyens. La citoyenneté, ou plutôt
ses droits, s’est vue dissociée de la nationalité
au point de réduire celle-ci à la portion congrue.
L’identité nationale (la nation identitaire), quant
à elle, est ressortie considérablement affaiblie
des deux guerres mondiales. Le nationalisme l’a dévalorisée
et rendue responsable de l’ère des génocides.
Derrière elle, se profilent pour beaucoup de contemporains
Vichy, le colonialisme, le racisme... C’est cet argument
symbolique qu’opposent les défenseurs des «
sans » (sans papiers, sans-logement, etc) à ceux
qui les critiquent : le choix serait, selon eux, entre la démocratie,
désarticulée de la nation, et le fascisme. Le choc
démographique produit par l’immigration s’inscrit,
enfin, dans la mondialisation, une mutation majeure de la vie
humaine du fait de l’avènement de nouvelles technologies
de communication qui rapprochent de plus en plus les cultures
et les sociétés au point d’éroder leur
spécificité et donc leur identité.
Ces trois phénomènes (choc démographique,
recul, mondialisation) constituent l’arrière plan
socio-politique d’une mouvance idéologique aux contours
flous mais qui n’en est pas moins très concrète.
Elle semble avoir emporté l’adhésion d’une
grande partie des élites des pays démocratiques
au point de les fondre dans un même cosmopolitisme. Elle
exerce aussi, sur le plan du magistère du savoir, une influence
dominante sur le discours, la pensée et les politiques
de ces pays, sans oublier les sciences universitaires. Parmi ses
principes sacro-saints se trouve bien sûr la « déconstruction
» de la nation. Le titre américain du livre de Benedict
Anderson Communautés imaginées [2] a été
en la matière élevé au rang d’un slogan
jouissif, autorisant la déconsidération du tissu
national de la fabrique sociale[3]. Les ahurissantes théories
sur « la fin des territoires » et du local ont accompagné
la frénésie d’une « jet-set »
économique et intellectuelle d’envergure intercontinentale.
La récente guerre du Liban aura démontré
de façon cruelle et ironique combien, sur le plan de la
politique internationale, ces doctrines étaient erronées
: les territoires et le local se sont avérés, au
contraire, d’une importance capitale au temps des bombes
atomiques et des missiles balistiques inter-continentaux. La sécurité
de tout le nord d’Israël a dépendu à
ce moment de l’éloignement terrestre des rampes de
lancement du Hezbolla. L’équilibre de la terreur
globale rétrograde l’affrontement des hommes à
de bien archaiques pratiques. Sans infanterie, sans occupation
du terrain, vous ne gagnez pas et vous n’éloignez
pas de vos centres vitaux la menace de vos ennemis car il y a
toujours des ennemis et de la pire espèce. De même
que les « délocalisations » économiques
ont montré, par la calamité qui s’abattait
sur les territoires sevrés de leurs industries, combien
le lieu géographique comptait toujours en économie
(ce que savent bien ceux qui en profitent).
Le post-modernisme pourrait bien être le chant du cygne
du marxisme. Celui-ci a de tout temps vu dans la nation un paravent
à la domination de classe, susceptible de rallier au système
de pouvoir dominant les classes dominées, ainsi mystifiées
par le leurre de l’unité nationale. L’analyse
marxiste de l’aliénation implique plus généralement
que toute identité est oppressive et que le communisme
en libèrera l’homme générique qui est
à ses yeux l’idéal humain recherché.
Si cet apparentement se vérifiait, l’idéologie
post-moderniste, prônant la relativisation et la réduction
de toutes les identités à un imaginaire sans consistance
(un « récit »), prendrait une couleur plutôt
pathétique. C’est justement du fait de son incapacité
à comprendre la réalité et le phénomène
des identités collectives que le marxisme a connu son premier
échec avec la première guerre mondiale lorsque son
activisme internationaliste s’est brisé sur le roc
des intérêts et des identités nationales et
son échec terminal, à l’autre bout de son
parcours. 70 ans de communisme se sont avérés n’être
en effet qu’une (terrible) parenthèse dans l’histoire
des nations de l’Europe : comme par enchantement sa décomposition
a fait réapparaître la sainte Russie orthodoxe et
blanche, sans compter les nombreuses nations d’Europe centrale
et de l’Est, autrefois sous sa férule. C’est
la nation qui a terrassé le communisme.
La question que l’on peut se poser alors est de savoir si,
faute d’avoir échoué à triompher du
marché et du libéralisme, le marxisme d’après
la chute de l’Union soviétique s’est replié
et reconstruit sur le projet de désorganiser et de bouleverser
les moeurs? Ce n’est pas seulement la nation comme identité
qui est ici en jeu mais aussi l’humanité, avec la
« déconstruction » de l’identité
des genres qu’il poursuit aujourd’hui, non plus au
nom de la lutte des classes mais de la lutte des sexes.
L’une des raisons pour lesquelles Controverses a été
créée est justement de soumettre à la critique
une évolution idéologique qui est grosse d’un
nouveau totalitarisme. L’indifférenciation identitaire
(la déréalisation et l’interchangeabilité
des identités) qu’elle est en train de promouvoir,
au nom de la différence, ne peut ouvrir que sur la massification
des hommes et des sociétés, c’est à
dire une domination de type extrêmement pervers : au nom
de la liberté. L’ambition démiurgique de la
maitrise totale (jusqu’au choix du genre) est en effet à
l’oeuvre dans cette croyance qui tient le réél
pour une dépendance de la volonté (on peut changer
de « récit » comme on change de chemise).
Sur ce plan des moeurs, comme sur celui de l’identité
nationale, il est vrai que la théorie démocratique
dans sa radicalité présente une faiblesse congénitale.
Les droits de l’homme ne connaissent pas d’identité.
Ils sont par principe universels et ne considèrent que
les individus. On sait par l’histoire que ceux qui les énoncèrent
en premier découvrirent très tôt qu’ils
n’avaient pu le faire que dans la langue française
et qu’ils ne pouvaient être mis en pratique pour ceux
qui devenaient des citoyens français et non des citoyens
du monde. C’est sur la base de cette découverte «
sur le tas » et des guerres européennes qui s’en
suivirent, que le modèle national, le modèle de
l’Etat-nation est devenu le seul modèle praticable
de la démocratie. Aujourd’hui où les droits
de l’homme reviennent dans leur ambition d’universel
post-national, et avec toute la charge spécifique à
l’individualisme démocratique qui est leur noyau
fondamental, ce même problème se voit ravivé.
La question des droits des étrangers en constitue l’arène
où est affronté ce problème. Les droits de
l’homme peuvent-ils suffire à régler le régime
démocratique sans le critère limitatif qu’est
l’identité nationale, pas seulement pour bénéficier
de la protection sociale qu’elle confère mais aussi
et avant tout pour partager les valeurs et le minimum de mémoire
commune sans lesquels il n’est pas de vie collective? L’avenir
le dira. Ce qui est sûr en tous cas c’est que la théorie
des droits de l’homme a toujours eu du mal à comprendre
démocratiquement le phénomène de l’identité
collective, qui ne se réduit pas à la citoyenneté.
Comment gérer l’identité en régime
démocratique ? Il n’y a encore pas de réponse
à cette question. Elle est restée en friche. Si
le débat philosophico-politique a un sens et mérite
d’être approfondi, c’est bien pour répondre
à cette question.
Néanmoins, la question de la nation ne se déroule
pas dans un no man’s land ou entre les « quatre murs
» des pays démocratiques. Le cadre international
de ce questionnement est très loin d’être aussi
irénique que les critiques de la nation, déjà
postés à « la fin de l’histoire »
et proches de la paix perpétuelle. Le monde proche de l’Europe,
le lieu le plus sensible de l’extinction de la nation, souffre
en effet d’un prurit identitaire et ethnocentrique exacerbé.
Il est traversé par les logiques de l’intégrisme
et du djihad mondial. Tous les observateurs ont remarqué
que si demain ce monde-là bénéficiait de
la démocratie, un raz de marée intégriste
s’y produirait . Le problème, c’est que ces
évolutions touchent l’Europe en ses centres mêmes
du fait que le djihad mondial utilise les populations arabo-musulmanes
immigrées pour y nicher dans certains de leurs milieux
les bases avancées de ses menées terroristes. Tous
les observateurs s’inquiètent de ce que les attentats
perpétrés en Europe sont le fait de citoyens européens
tranquilles et anonymes, parfaitement intégrés.
La menace permanente sous laquelle les Etats européens
vivent sont la meilleure preuve d’une telle situation de
guerre.
La réalité oblige donc à mettre en rapport
ces événements avec le recul de la nation. Le débat
philosophico-politique prend dès lors une autre tournure.
Cette poussée et cette menace se produisent en effet au
moment même où les identités nationales européennes
semble s’effacer, voire se décomposer, au moment
où, face à un monde qui affirme haut et fort son
identité culturelle et religieuse, l’Europe unie
n’a plus la force de soutenir la charge de son passé
historique, culturel et identitaire, qui est ce qu’il est
mais qui est. Le plus étonnant dans cette situation assymétrique
est autant l’incapacité des Européens à
reconnaître la réalité concrète que
la frénésie des post-modernistes à déconstruire
et détruire ce qu’elle est pour exalter les vertus
de tout ce qui est en dehors d’elle sans exercer la même
critique et la même déconstruction sur une culture
dont on ne peut pas dire qu’elle a fait ses preuves de la
reconnaissance de « l’Autre ». Si l’on
met en parallèle le démantèlement de la nation
européenne et l’exaltation de la Oumma, que celle
si soit formulée par le djihad mondial, célébrée
comme forme de résistance à la mondialisation par
les altermondialistes ou ignorée par les post-modernistes,
on obtient un tableau très fort du principe de réalité
de notre temps. Ces deux phénomènes ne se produisent
pas de plus dans des univers lointains et séparés
mais dans le même monde et dans l’interpénétration.
La temporalité de l’Europe, rivée à
ses propres rythmes et rendez-vous avec l’histoire, est
ici malmenée par la temporalité d’un autre
univers qui n’a pas connu son développement et qui
prend objectivement à revers son évolution, c’est
à dire indépendamment de tout jugement de valeur
sur la nation ou l’identité nationale. Le «
timing » de la déconstruction de la nation est donc
on ne peut plus catastrophique.
Le
renoncement à celle ci n’assure pas un monde sans
identité mais prépare bien au contraire un monde
où triomphera une autre identité, plus forte et
agressive, impériale.
Que peut-il se passer en Europe même ? L’effacement
de la nation, et j’entends ici la nation identitaire autant
que la nation citoyenne, car l’une est adossée à
l’autre, ne peut que faire le lit à un repli sur
leur pré carré des groupes qui constituent la société.
L’identité de ces groupes ne sera plus ce qu’elle
était. Il n’est pas question ici des identités
culturelles et religieuses, elles, parfaitement légitimes
pour autant qu’elles ont suivi l’évolution
de la démocratie d’après guerre, mais de leurs
mutations récentes. La nouvelle nomenclature des identités
(Blacks, Blancs, Gaulois, Beurs, Indigènes, Feujs...) est
un indice de ce qui s’annonce. S’opèrent là
une revision et une refondation d’anciennes identités
en fonction du nouveau principe de réalité. Ce nouveau
baptême les reconstruisent en les rabatant sur la condition
de nations ethnico-raciales ou ethnico-religieuses aux repères
totalement différents...
La renonciation à l’identité nationale seule
susceptible par son envergure d’inclure des collectivités
différentes, même reconnues dans leurs identités
singulières, ne fraiera la voie qu’à des identités
frustres et restreintes, en deçà de la rationalisation
et de l’historicité, voire de la culture. Sur ce
plan-là, la nation représentait un supplément
de rationalisation. Il n’y a jamais de vide d’identité.
C’est un principe sociologique...
Ce que pourrait devenir, sur le plan politique, l’Europe
des post-modernistes, si les Etats-nations avec leur identité
nationale s’y effaçaient, rappelle irrésistiblement
au connaisseur le modèle de l’empire ottoman des
réformes des Tanzimats, au XIXème siècle.
Ce modèle se confrontait au défi de la gestion «
moderne » d’un univers politique impérial où
l’Etat-nation ne s’était pas construit. Il
fallait d’un côté reconnaître l’égalité
de tous les sujets du Sultan, et en même temps conjuguer
la reconnaissance des nations non-musulmanes. Cette nouvelle constitution,
en fait, continuait en l’améliorant la condition
du dhimmi, du non-musulman en terre d’islam régie
par la Sharia. L’autonomie était concédée
à des nations communautaires, les millet, grecque orthodoxe,
arménienne, juive, qui devaient s’organiser pour
gérer le pouvoir en leur sein, en général
dévolu à un ethnarque – souvent un dignitaire
religieux – bien en place auprès du pouvoir du Sultan
auquel il rendait compte directement. Sur le plan de l’Empire,
le système politico-juridique restait sous la gouverne
de l’islam mais faisait exception à la Loi commune
pour les ressortissants des nations communautaires pour lesquels
le droit personnel était régi par le droit religieux.
Le mode de gestion des millet impliquait un retour à la
féodalité pour leurs membres, citoyens égaux
devant le Sultan mais sujets passifs d’autorités
ethniques, ni élues ni contrôlées, comme membres
de leurs nations. Sur le plan global, que produisit ce système
sinon l’explosion des nationalismes (grec, arabe, arménien,
juif) qui précipita la chute de l’empire ottoman
et son dépeçage par les puissances européennes
et la constitution de la Turquie nationaliste ? L’actualité
de la question turque dans l’Europe unie aujourd’hui
est on ne peut plus significative : elle récapitule toute
cette histoire.
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[1]
Produit d’un colloque organisé, le 22 mars 2006,
en collaboration avec le laboratoire Sophiapol, le Groupe d’Etudes
et d’Observation de la Démocratie de l’Université
de Paris X-Nanterre et la Maison Léonard de Vinci.
[2]
Benedict Anderson, L’imaginaire national, La Découverte,
2006 (Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread
of Nationalism)
[3]
Au demeurant, que les représentations jouent un rôle
déterminant dans la constitution de la société,
n’est pas une découverte. Toute la sociologie durkheimienne
l’illustre. Ce qui est nouveau pourtant et tout à
fait opposé à la vision de Durkheim pour lequel
l’imaginaire fait partie des choses « sérieuses
», c’est le fait que cette dimension imaginaire soit
tenue pour une réalité frelâtée, fabriquée,
fomentée (vieux marxisme !) et donc jetable à souhait...