Editorial
de Controverses n° 5 - Juin 2007
Fragilité
de la démocratie libérale
par Shmuel Trigano
Il
est dans la nature de la démocratie d’être
clivée. Incarnant un idéal en même temps que
constituant un régime, elle est grosse d’attentes
impossibles à honorer. Sa réalité tout comme
sa mise en œuvre déçoivent ainsi régulièrement
la soif de liberté qu’elle inspire tout en excitant
le désir de dépasser ses limites. La chute du régime
communiste augurait de son triomphe sur le totalitarisme qui avait
su l’instrumentaliser à ses propres fins. On se souvient
en effet qu’il y avait des « démocraties populaires
» et que le pouvoir soviétique s’exprimait
au nom des valeurs démocratiques. En se donnant pour tâche
de libérer la « classe universelle », le prolétariat,
de la domination de classe, le marxisme investissait effectivement
lui aussi l’idéal démocratique.
La guerre froide avait rendu claire la distinction entre la démocratie
libérale et ce que l’historien Jacob Talmon appelait
la « démocratie totalitaire ». Après
la chute du mur de Berlin, il devenait manifeste que La Démocratie
était la démocratie libérale, un régime
dans lequel le pouvoir et la liberté ont des limites et
où la politique est médiatisée par le biais
de la représentation, à la fois symbolique –
la Nation – et pratique – l’élection
et la députation.
La démocratie libérale avait connu, dans les années
1960-1980, une évolution allant dans le sens d’une
libéralisation des mœurs, de la montée en puissance
de l’autonomie des individus, notamment dans une France
à la culture politique centraliste. Cette libéralisation,
si elle répondait légitimement à une demande
accrue de démocratie mettait pourtant en danger sa version
libérale. Elle revivifiait, notamment avec l’emballement
de 1968, l’utopie de la « démocratie directe
», un mythe tenace qui, cependant n’a jamais vu dans
l’histoire un semblant de réalisation. Cette nouvelle
donne favorisait un individualisme radical, déjà
présent dans les gènes de l’idéal démocratique,
qui tournait le dos même à l’État limité
de la démocratie libérale.
Ce modèle-là, crédité de sa victoire
historique, s’est trouvé remis profondément
en question du fait de deux phénomènes conjoints,
voire – dans certains cas – politico-idéologiquement
articulés : l’un, d’origine externe à
la démocratie – le djihad mondial et sa branche armée
terroriste –, l’autre, d’origine interne que
nous avons défini dans ces colonnes comme le « post-modernisme
» et que le philosophe John Fonte – dont nous publions
plusieurs textes dans cette livraison – nomme le «
progressisme radical ».
Le djihad mondial – dès la fin des années
1990 – s’attaquait frontalement à cette évolution
vers plus de libéralisation des mœurs. Il porte au
cœur des terres démocratiques une menace de terrorisme
et de subversion, à la fois externe et interne du fait
des relais qu’il trouvait dans la kyrielle de populations
immigrées installées en Occident. La menace est
d’abord opératoire. Le danger terroriste conduit
en effet le régime démocratique à se durcir,
à réduire les libertés et à surveiller
tout le monde. Il conduit l’État à se renforcer
là où il s’était dilué et remet
en question la libéralisation des mœurs démocratiques
qui était un acquis positif de l’évolution
de la démocratie. Une véritable guerre se mène,
depuis quelques années, dans les coulisses, contre un ennemi
identifié mais pratiquement inassignable à un lieu
tellement il est polymorphe. Mais la menace est aussi substantielle,
par ricochet en quelque sorte, avec la suspicion et la crainte
qu’elle induit envers les populations originaires de l’immigration
que le Djihad mondial a prises en otage pour leur plus grande
part. Un climat délétère, potentiellement
lourd de guerre civile larvée, en résulte qui appelle,
de surcroît l’avènement d’un homme fort
et d’une politique musclée. Cette atmosphère
se voit renforcée par la politique des activistes de l’islamisme
dont les revendications religieuses témoignent d’un
refus d’insertion dans les cadres de l’État
libéral et remettent en question le consensus et le statu
quo auxquels la démocratie était arrivée
après des siècles de conflit, ressuscitant ainsi
de vieilles querelles et des forces auparavant endormies. Le trouble
qui en découle se voit d’autant plus renforcé
que ces revendications sont astucieusement et subrepticement coulées
dans les catégories les plus courantes de l’idéal
démocratique qu’a renforcées la libéralisation
de la démocratie libérale des années 1960-1980.
La deuxième remise en question de la démocratie
libérale vient cependant peut-être de ses rangs mêmes.
Cette libéralisation qui desserrait l’étau
des contraintes collectives, de l’effacement du privé
par le public, prêtait là aussi le flanc à
une radicalisation de l’individualisme. Le désir
d’une autonomie sans limite conduit en effet à rejeter
tout référent, tout tiers, c’est à
dire, toute médiation, qu’elle vienne d’un
système de valeurs, de l’État, voire même
des identités de genre, réputées désormais
être socialement « construites », et donc aliénantes.
Une idéologie – le post-modernisme – donna
ses formes à ce désir. Le démantèlement
des fondements de la démocratie libérale est inscrit
à son ordre du jour. Sa cible n’est plus tant l’État
que les mœurs.
Le paradoxe du progressisme radical
L’individualisme
radical est néanmoins en proie à un strident paradoxe.
Cet individu qui s’affirme contre l’État, la
culture, les genres, les valeurs (etc.) revendique en effet pour
se fonder une reconnaissance « en tant que », c’est
à dire définie non plus par la citoyenneté
individuelle mais l’appartenance (à une catégorie
collective, ethnique, religieuse, sexuelle, cultuelle, etc). La
question de l’identité devient ainsi centrale et
relègue dans les marges celle des droits et devoirs. Or,
cette revendication, pour être satisfaite, a besoin de l’État
: c’est de lui que les identités attendent la reconnaissance.
Le paradoxe est alors à son comble. Que peut être
en effet cette reconnaissance sinon d’identités de
groupes, d’identités communautaires ? Toute identité
individuelle découle nécessairement d’une
identité collective, simple ou recomposée. C’est
la loi de fer de l’identité. L’État
reconnaît des entités collectives qui « représentent
» les individus autant que ceux ci se représentent
en elles. Tout le problème c’est que cette reconnaissance
se produit sur la base du contraire : d’un déni de
l’État et du système de représentation.
Un système de pouvoir très profondément antidémocratique
s’installe alors parce qu’il fait l’économie
des procédures de consensus, d’élection et
de contrôle. Les individus demandent une reconnaissance
de leur appartenance à une identité, mais celle-ci
est conférée (par l’État) à
une identité collective sur laquelle l’individu n’a
aucune prise politique. L’association qui représente
l’identité en question échappe en effet à
tout le processus démocratique. Dépolitisée
dans la démarche même (parce que « identitaire
» et « symbolique »), court-circuitant la représentation,
la revendication se voit subrepticement repolitisée, mais
cette fois-ci en dehors de tout contrôle et consensus. Les
individus, reconnus dans leur identité se voient ainsi
placés sous la tutelle de « représentants
» qu’ils n’ont pas choisis ni contrôlés.
Leur liberté y est menacée par l’instauration
d’un « néo-féodalisme ». La politique
de la reconnaissance, politique des identités en proie
à l’illusion de l’immédiateté,
de l’essentialité, ouvre ainsi sur la négation
des critères de la démocratie libérale.
Nous saisissons à ce propos le problème que pose
le développement immense du phénomène associatif
ces dernières années. La liberté d’association,
fleuron de la démocratie libérale, productrice de
liens comblant l’abîme séparant l’individu
de l’État démocratique qui fascinait tant
Tocqueville, a donné en effet naissance à des associations
d’un type inédit qui n’ont pas illustré
les valeurs démocratiques, tant par leur fonctionnement
oligarchique que par leur usage stratégique. L’État
– notamment au niveau régional et local – se
décharge souvent de certaines de ses fonctions à
leur profit, non sans les avoir pourvues de budgets leur permettant
de les accomplir. Par définition, ces associations cultivent
des publics spécifiques et pas toute la collectivité.
C’est même leur raison d’être au regard
de l’État. Mais leur fonctionnement reste glauque
et opaque à tout contrôle démocratique. Communautés
et associations, logiquement les bases de la libéralisation
démocratique, sont ainsi devenues des cadres échappant
à tout contrôle et avant tout à celui des
individus leur appartenant et pour le bien desquels elles sont
censées exister.
Bien plus grave, sur le plan international, sont apparues des
associations, les ONG, aux effets bien plus profonds, parce qu’elles
prétendent non pas s’adresser à des situations
concrètes et particulières mais incarner des valeurs
globales et remplir un rôle de mentor moral, hors tout mandat
et contrôle démocratiques mais, néanmoins,
là aussi, avec des fonds publics. Tout montre que ces associations,
qui ont l’ambition de dire la morale, ont aussi un agenda
politique caché et partisan. La récente campagne
présidentielle a vu ce type d’associations hybrides
se décliner sur le mode national. Leur vocation est politique
sans pour autant se soumettre à la règle de la vie
des partis : ni mandatées ni consensuelles mais autoproclamées
et s’instituant en tribunal des partis politiques et des
candidats, enjoints de signer devant les médias des «
pactes » les engageant pour le futur. On pense bien sûr
au pacte écologique de Nicolas Hulot et à celui
de AClefeu pour « les banlieues ».
Vers le raidissement de la démocratie libérale
Quel peut-être l’avenir de la démocratie libérale
? Dans l’immédiat, qui est celui de la crise et du
sentiment de décomposition, on peut déjà
percevoir les prodromes d’un raidissement et d’une
fermeture qui remettent en question la praticabilité d’une
libéralisation des mœurs. Le centrage final de la
campagne présidentielle sur l’identité nationale
en est une éclatante illustration. Autant cette identité
fut-elle déniée et vilipendée durant les
20 dernières années, autant ressurgit-elle avec
fracas, voire excès. On peut donc augurer d’un retour
aux formes les plus classiques de la démocratie libérale,
par pur « principe de précaution ». C’est
un recul mais qui semble inévitable du fait des circonstances.
Tout le problème de la libéralisation de la démocratie
libérale découle de ce que ses catégories
ont été investies et instrumentalisées par
des courants et des logiques (fondamentalisme islamique et post-modernisme
de l’ultra-gauche), déclarativement « démocratiques
» mais concrètement ennemis de la démocratie
libérale. La convergence de ces courants comme on a pu
l’observer depuis le début des années 2000
est réelle. Elle ne s’opère pas sur des bases
idéologiques mais sur des bases stratégiques concrètes
: le démantèlement des États-nations occidentaux,
la haine de l’Occident et notamment de l’Amérique,
l’antisémitisme qui l’accompagne, impliqué
dans l’exécration du « petit Satan »
(Khomeiny dixit) qu’est Israël à leurs yeux.
Les guerres d’Irak ont vu le déferlement de cette
vague en Europe. L’antisémitisme est même devenu
le plus petit dénominateur commun des extrêmes (fondamentalisme,
ultra-gauche, extrême droite), le vecteur symbolique le
plus efficace pour pulvériser l’ordre social de la
démocratie et engendrer le chaos.
L’avenir dira si ce durcissement à venir de la démocratie
libérale suffira à faire face à un défi
inédit. Il importe en tout cas d’analyser et de comprendre
ce dernier tant il est sournois. Les cadres habituels de l’analyse
politique ne peuvent plus saisir la configuration globale d’un
type tout à fait nouveau qui se met lentement en place.