Editorial
du numéro 6 - Novembre 2007
De
la morale comme idéologie
par Shmuel Trigano
La livraison de Controverses sur le génocide du Rwanda
est lourde d'enseignements. Elle nous montre qu'en matière
de tragédie humaine tout est toujours possible, malgré
la Shoa et les génocides du XXe siècle, malgré
l'extraordinaire effervescence autour de « la mémoire
» et des droits de l'homme. C'est ce dernier constat qui
est le plus accablant car l'occultation ou la déformation
des événements du Rwanda s'est produite sous nos
yeux, déjà lourds des rituels du souvenir et de
l'antiracisme militant. Pire, ce sont les « vigilants »,
ceux-là même qui stigmatisaient le racisme, du temps
des beaux jours de « la génération morale
», au point d'en faire la ligne directrice de leur politique,
qui ont été les plus décevants, voire les
plus responsables de l'indifférence publique. Nos analyses
soulignent la part décisive prise dans cette impasse par
François Mitterrand et son sillage. Comme en bien d'autres
domaines, la France n'en finira pas de tirer les conséquences
ravageuses de l'épisode mitterrandien pour la société
et la politique françaises. Sans doute la « rupture
» voulue par le président Sarkozy et la nomination
aux Affaires étrangères de Bernard Kouchner visent-elles
aussi à se libérer d'un tel héritage.
C'est la sphère intellectuelle qui nous pose une plus grande
énigme. Elle, si prompte à prendre des postures
avantageuses face aux grandes questions morales, avait oublié
et négligé le Rwanda, de même que, plus tard,
le Darfour. La quatrième livraison de Controverses, Les
Alterjuifs, nous a rappelé que quelques années après,
ces mêmes milieux accusaient Israël du « génocide
» imaginaire de Jénine. L'appel à la conscience
mondiale d'un José Saramago ou d'un Breyten Breytenbach
à propos du Rwanda n'a pas marqué nos mémoires...
Ce contrejour donne une mesure de l'inquiétude morale et
du souci de l'honnêteté intellectuelle qui ont cours
à notre époque. Dans cinquante ans, on établira
un parallèle entre les nombreux discours proférés
à cette occasion et leur assourdissant silence sur de réels
et contemporains génocides.
Mais cela est-il pour nous étonner ? Rappelons-nous la
cécité musclée de nombreux intellectuels
et organes de presse, réputés critiques, sur le
maoïsme, le génocide du Cambodge, etc. Il faut croire
que, pour beaucoup de ces grandes consciences, il y a des victimes
privilégiées et d'autres qui ne sont même
pas visibles. Ces mêmes années 1990 furent occupées
par des controverses sur la pseudo « concurrence des victimes
» et l'accusation d'« abus de mémoire ».
Relire les discours de cette période à la lumière
crue de l'histoire parallèle qui se déroulait ailleurs
est accablant. Ces grands discours drapés dans une morale
vengeresse et indignée péchaient par négligence
envers des tragédies immenses.
Le massacre de Srebrenica montre que cette défaillance
fut aussi celle de l'Europe. En l'occurrence, le contraste est
également accablant. En ces mêmes années,
ivre d'elle même, l'Europe s'est donnée en exemple
à l'humanité comme le continent qui avait su dépasser
la guerre, voire même les États-nations pour s'approcher
d'une humanité réconciliée et d'une universalité
unique dans son genre. On ne savait alors plus où s'arrêteraient
ses frontières. Elle n'en a pas moins prouvé sa
défaillance sans vergogne à Srebrebnica, comme le
rappelle la recension que nous publions.
La morale est-elle pervertie ? Est-elle devenue dans ce monde
du spectacle un faire valoir des personnalités et des gouvernements,
voire des entreprises désormais de plus en plus «
équitables » ? Pourquoi la morale et pas le pouvoir,
la puissance, la beauté, le génie ? C'est une question
profonde. Toujours la quête de pouvoir a cherché
à se travestir dans les atours de la moralité, pour
cacher ses noirs desseins. Avec le nazisme et le communisme, la
perversion du langage et la rhétorique morale avaient atteint
des sommets inégalés. Mais jamais la moralité
n'était devenue à ce point le cœur du discours
du pouvoir et de l'influence. La morale n'est plus le travestissement
du pouvoir : elle en est le marchepied. Est-ce le signe du déclin
du pouvoir, du pouvoir institutionnel qui s'est à ce point
diffusé dans la complexité technocratique qu'il
n'est plus vraiment localisé ? La rhétorique de
la surenchère morale serait aujourd'hui le moyen le plus
rentable de l'accession à un pouvoir ayant perdu toute
consistance. Nous mesurons à cette occasion l'impact de
l'idéologie humanitaire et droits-de-1'hommiste qui, durant
les années 1980-1990, s'est portée candidate à
la succession des socialismes en déclin. C'est alors que
les valeurs morales se sont vues instrumentalisées à
des fins politiques et partisanes. De la morale comme idéologie
!