Editorial
du numéro 8 - Mai 2008
«
On ne naît pas femme, on le devient »...
par Shmuel Trigano
La
célèbre formule de Simone de Beauvoir pourrait bien
résumer l'enjeu du débat contemporain sur l'identité
du sujet humain. La question du « genre », que l'on
dissocie en langue anglaise du « sexe », fonde en
effet une problématique qui décide de la façon
de considérer les identités historiques ou communautaires,
une question centrale dans la démocratie contemporaine.
Que le genre puisse être distingué du sexe entraine
la potentialité de leur désarticulation. Dès
lors le « masculin » n'est plus entraîné
par le « mâle » et le féminin par le
« femelle ». En français, le sexe - à
supposer qu'il n'y en ait que deux, ce qui est aujourd'hui contesté
- entraîne le genre, mais il est évident que, depuis
les années 1970, et sans doute avec Simone de Beauvoir,
on parle de « féminitude », de « féminité
», ce qui suppose que le féminin soit plus grand
que le « femelle »...
Tout un univers de pensée se profile dans ces variations,
celui de la modernité politique. Le sexe serait «
biologique », le genre serait « culturel » -
on dirait aujourd'hui « socialement construit ». Si
bien que c'est dans le genre que s'affirmerait la liberté
et l'humanité de l'humain, le seul domaine ou sa volonté
pourrait s'exercer. La phrase de Beauvoir suppose en effet que
la condition de femme - avec tout ce qu'elle implique de négatif-
n'est pas une fatalité, dans le sens où elle devrait
être subie, sans échappatoire possible. Elle supporte
deux interprétations. La première énonce
un tel jugement au nom de l'existence d'un sujet universel et
abstrait qui ne serait ni homme, ni femme et que pourraient revendiquer
les femmes assignées à la condition (dégradée)
de femmes. De ce point de vue la femme serait définie,
dans le meilleur des cas, comme un homme au sexe différent
et, dans le pire des cas, comme un homme dégradé
: la notion d'homme étant entendue autant dans le sens
latin d'humain que de la condition virile de l'homme. C'est ce
qu'exprimaient dans le débat français sur la parité
les femmes qui refusaient d'être reconnues comme femmes
dans la citoyenneté. Mais plutôt comme citoyens.
L'autre interprétation possible est celle qui triomphe
aujourd'hui : la femme - comme l'homme - sont des êtres
que la société et les moeurs ont produits. Les êtres
humains sont au départ ni hommes ni femmes (quoiqu'ils
aient un sexe « physiologique » différent,
considéré alors comme une donnée morphologique
dénuée de sens). C'est la société
qui les assigne au masculin ou au féminin.
***
Ce jugement n'a en fait rien de nouveau. C'est ce que sociologues
et psycho- logues savent déjà depuis longtemps.
Ce qui est radicalement nouveau par contre, c'est la conclusion
politique que l'on en tire. Elle fait vaciller les bases mêmes
de la société et de la définition du sujet
humain. L'analyse sociologique, si elle statuait sur la construction
sociale des genres, n'avait en effet jamais tiré la conclusion
que cette construction était arbitraire et le fruit d'une
domination qu'il fallait renverser ni que chaque individu pouvait
décider librement, au nom de l'individualisme et du libre
arbitre, de quel genre il serait.
Ici, nous voyons deux idées beauvoiriennes se télescoper
: celle de la construction sociale du féminin et celle
du féminin comme condition marquée par la domination.
Si on est ici sorti de la pensée de S. de Beauvoir, il
faut reconnaître qu'elle prête le flanc à un
tel glissement. Le fait que les genres soient socialement construits
signifie-t-il que le sexe n'implique pas une identité ?
Le contraire signifierait la réduction du sexe à
la biologie... Implique-t-il que l'on puisse choisir son sexe
? L'identité, c'est justement ce que nous ne choisissons
pas puisque nous naissons dans telle famille, tel peuple, telle
culture, tel sexe, sans l'avoir choisi ni voulu. Nous sommes ici
dans la perspective d'une utopie politique qui s'abreuve au volontarisme
typique de la modernité, poussé jusqu'à l'exacerbation.
Si sociologues et psychologues ont apporté quelque chose
à la conscience moderne, c'est bien la critique radicale
et définitive de cette utopie de toute puissance, d'une
liber- té de l'homme à ce point radicale qu'il pourrait
penser pouvoir s'engendrer lui même. Et pourtant, sociologiquement
parlant, le contraire de ce constructivisme décérébré
n'opte pas pour une quelconque définition « biologique
». Dans l'explication « biologique » de l'identité
aussi, nous sommes en présence d'une représentation
humaine et sociale de la condition existentielle, qui n'a rien
de « scientifique ». Ce qui distingue l'approche sociologique
de l'idéologie contemporaine (le post-modernisme), c'est
que, pour elle, ce qui est de l'ordre de la représentation
et du construit constitue le réel dans la mesure où
le social est le réel. Pour les psychologues également
le « principe de réalité » est la borne
à l'utopisme humain et le sexe est - pour Freud - la marque
cardinale de ce réel.
Cela n'empêche pas que l'approche des sciences sociales
puisse ouvrir sur un projet de libération et d'émancipation.
Dans ce cas, sortir les femmes de leur condition sociale d'abaissement
ne signifie pas nécessairement penser la désarticulation
totale entre sexe et genre. Pour penser une telle éventualité,
l'idée biblique que l'homme, l'humain, est créé
à la fois masculin et féminin est déterminante.
Contrairement à l'enseignement de la philosophie grecque,
l'ontologie hébraïque est duelle et non monocentrique.
L'humain est homme masculin et femme féminine, sans que
pour autant masculin et féminin se résument au sexe,
puisque cette double dimension est référée
à une image d'un Dieu immatériel et non représentable
qui se nomme, de surcroît, « l'Être ».
C'est cette alternative, cette troisième voie à
l'antithèse du sexe et du genre, du biologique et du culturel,
qui reste encore aujourd'hui impensable.
***
Dans cette optique, la critique post-moderniste fait néanmoins
écho à un problème réel, celui de
la conception du citoyen dans la doctrine et la pratique démocratiques.
On sait que le pays de la « Déclaration universelle
des droits de l'homme et du citoyen » n'a pas jugé
possible au départ, au moment de la révolution de
1789, que tous les humains puissent être des « citoyens
». Les Juifs le devinrent à la condition expresse
qu'ils cessent d'être une identité culturelle et
un peuple. Les Noirs des Antilles se virent d'abord refuser cette
condition puis la reconnaître quelques dizaines d'années
plus tard. Quant aux femmes, ce n'est qu'en 1944 qu'elles devinrent
des citoyens (et pas des citoyennes) - ce qui explique la demande
de parité des années 1990. Ces trois cas soulignent
le substrat ethnocentrique ou genre inavoué du «
citoyen » : son universalité et son abstraction proclamées
n'ont pas empêché la discrimination et l'exclusion,
voire ont empêché de reconnaître leur existence
et de les combattre, à la façon d'une idéologie
faisant écran à la réalité discordante.
Tout combat allant dans ce sens fut compris comme un combat contre
l'universel citoyen et une régression au « tribalisme
», à « l'ethnicité », etc. On
peut d'ailleurs se demander quelle capacité a le «
citoyen » de reconnaître la femme dans la citoyenne
? Dans son prisme abstrait, elle ne peut qu'être conçue
comme un homme au sexe différent, caché dans le
citoyen. Le genre (comme toute identité) n'a aucune épaisseur
dans la perspective du citoyen classique. C'est pourquoi il se
voit réduit à de l'infra-rationnel. La conception
« biologique », « raciale », « ethnique
» de l'autre humain est le produit idéologique direct
de l'universel. Ces pseudo niveaux identitaires n'ont aucune réalité
objective mais sont des catégories de classement idéologiques.
Hors de lui, l'universel ne voit rien. Ce qui veut dire qu'il
porte lui même une identité dont il est inconscient
et qu'autorise l'ivresse auto- hypnotique de se croire adéquat
à l'universel.
Ici aussi, cependant, les dilemmes contemporains ne sont pas inéluctables
: le mauvais usage de la citoyenneté ne signifie pas qu'il
faille la pulvériser en y inscrivant les identités
en tant que telles. Un principe de précaution doit jouer.
Il faut simplement rendre à la citoyenneté son caractère
juridique et constitutionnel tout en reconnaissant en elle sa
dimension identitaire inavouée. L'universel de la citoyenneté
est l'universel de la Loi qu'il faut restaurer, chacun en jouissant
en fonction de ce qu'il est ou sera. La citoyenneté ne
fonde pas l'humanité - vision nécessairement totalitaire
et ethnocentrique, d'une politisation extrême de la condition
humaine. C'est l'inverse qui doit être affirmé. Cela
suppose une limitation de l'État et de la politique, de
son ambition démiurgique de créer et régir
l'humain - mais aussi un renforce- ment de l'État comme
instance de l'universalité de la Loi. De ce point de vue,
il ne faut pas négliger le fait que toute loi s'appuie
sur des valeurs qui, elles, sont le résultat d'un héritage
tissé par les générations précédentes.
En ce sens, le destin des identités subjectives individuelles
est différent du destin des identités sociales et
collectives. Tout comme le masculin et le féminin ont pour
identité-socle l'identité humaine unique, les identités
collectives ont pour identité- socle l'identité
nationale spécifique à chaque État nation,
qui n'institue qu'un des multiples aspects d'une humanité
une.