En
nous lançant dans l’aventure de Controverses, nous
nous sommes proposé de reconsidérer et d’analyser
à nouveaux frais les idées et les valeurs dominantes
de l’époque contemporaine. L’aspiration à
un «dialogue» ou à une «alliance des
civilisations» y tient une place prépondérante.
Les études rassemblées dans ce dossier montrent
que sous cette idée généreuse et constructive
se dresse un paysage aux couleurs d’apocalypse.
On
aurait pu le penser spontanément car la notion a manifestement
tous les aspects d’un contre-concept, forgé par opposition
quasi mécanique au concept récrié de «choc
des civilisations» de Samuel Huntington. Au clash des civilisations,
s’opposera le dialogue en vue non d’une guerre mais
d’une « alliance ».
Loin
de nourrir un projet de culture, comme peut le penser le commun
des mortels, la doctrine d’alliance a une finalité
politique. C’est un phénomène nouveau dans
la sphère des relations internationales si on l’envisage
dans l’arrière plan de la politique du xxe siècle.
Il faut remonter aux conflits franco-allemands de la fin du xixe
siècle pour voir se produire une telle politisation de
la « civilisation », quand « culture »
et « civilisation » devinrent des arguments idéologiques
au service de la politique de puissance des États dans
leur concurrence pour la suprématie.
***
Au
fondement de ce débat, la thèse de Samuel Huntington
demande sans doute à être révisée.
Elle part de l’hypothèse que des clivages culturels
succéderont aux clivages idéologiques qui avaient
marqué l’affrontement du monde libre et du communisme.
L’épuisement des idéologies et de la mondialisation
des échanges, consécutifs à la chute du mur
de Berlin et à la fin de la guerre froide, auraient conféré
désormais aux conflits une ampleur civilisationnelle et
identitaire. Cette thèse s’inscrit dans la lignée
de la théorie de « la fin de l’histoire »
qui a eu son heure médiatique avec l’ouvrage de Fukuyama.
Dans
un cas comme dans l’autre, elle recourt à des concepts
et des termes sur la base d’un malentendu méthodologique.
Le phénomène idéologique comme l’histoire
ne cessent pas tant qu’il y a des sociétés
humaines. Les idéologies et les configurations historiques,
par contre, changent. Le propre des idéologies de ce début
de xxie siècle est d’invoquer des figures culturelles
pour promouvoir les intérêts politiques – strictement
et avant tout politiques (pouvoir, puissance, gloire, suprématie)
– des collectivités qui les produisent et s’y
reconnaissent. C’est là le changement, la référence
ne va plus à des thématiques politiques mais culturelles.
Mais alors la culture se voit ainsi embrigadée pour servir
des finalités de pouvoir. Quand c’est la civilisation
qui est invoquée, c’est que la volonté de
puissance concerne un consortium d’États et de forces
politiques car si le terme de culture renvoie à une culture
singulière, nationale, le terme de civilisation est censé
rassembler plusieurs cultures nationales participant d’une
même matrice anthropologique.
La
plus grande faiblesse de la thèse d’Huntington est
donc de dépolitiser la vie internationale parce qu’elle
ne saisit pas la nature de la mutation de l’idéologie
politique. Ce ne sont pas des civilisations qui s’entrechoquent
mais des puissances, pour des finalités non de respect
et de reconnaissance mais de suprématie et de domination.
Le débat dès lors lancé sur la base de cette
maldonne ne fait qu’épaissir la dépolitisation
des problèmes politiques : les notions de dialogue ou d’alliance
des civilisations font gravir un degré supplémentaire
dans l’obscurcissement des enjeux. A ce stade là
on ne comprend plus rien à la situation : la quête
de puissance, la poursuite d’objectifs politiques de domination
à travers des motifs culturels.
C’est ce que les études de ce dossier vérifient
en profondeur en révélant le décalage entre
la politique de pouvoir qui oppose des blocs de pays et le côté
« idéaliste » des idéologies qui promeuvent
leur intérêt.
***
Ce
décalage devient un écran de fumée quand
on découvre que le concept de « dialogue »
ou « d’alliance » des civilisations ne concerne
en fait exclusivement que le monde arabo-islamique dans ses rapports
avec l’Occident ou plus spécialement l’Union
Européenne. Ni l’Afrique, ni la Chine, ni l’Inde,
ni l’Amérique latine ne sont vraiment évoquées.
La place exorbitante de la « civilisation islamique »
dans ce concert imaginé et imaginaire des civilisations
apparait ainsi comme la question centrale qu’il faut poser.
A
voir l’occultation de ce fait, cependant, on comprend qu’elle
tient d’un tabou qui ne lasse pas d’inquiéter.
On lui trouve un début de réponse très concrète
lorsqu’on analyse la diplomatie de l’Union Européenne
telle qu’elle se décline dans les accords et les
chartes qu’elle passe avec ses partenaires « du Sud
» (autre euphémisme), une diplomatie qui se conduit
dans le monde clos et technocratique des commissions européennes
loin de la vie des sociétés européennes mais
orientant pourtant leur existence et leur avenir. Le « Sud
» agit, lui aussi, de concert et l’on découvre
que l’Organisation de la Conférence Islamique, auteur
de la Charte islamique des droits de l’homme, est l’interlocuteur
de l’UE ou de l’ONU. Le pluriel de l’expression
« alliance des civilisations » est donc abusif : il
universalise un problème singulier et limité, qui,
cependant, n’est pas affronté pour ce qu’il
est. L’ONU a consacré cette surenchère en
créant un programme spécial dédié
à ce concept.
Le moment fondateur de la politique d’alliance des civilisations
est lourd de signification : c’est le gouvernement Zapatero
qui le lance au lendemain de l’attaque du terrorisme islamique
sur Madrid. Quelle motivation l’inspirait alors ? «
Amadouer » le monde islamique en célébrant
sa civilisation ? Pourquoi avoir alors confondu le jihadisme mondial
avec l’ensemble de l’islam et de surcroît sa
civilisation ? On ne pouvait mieux encourager une guerre des blocs.
Répondre sur le mode de la culture à un acte de
guerre réel (dont les auteurs s’étaient évanouis
dans la nature) ? On ne pouvait pas mieux démissionner,
se soumettre devant le défi, et le défigurer. C’était
dépolitiser un problème politique qui doit se régler
dans l’arène de la politique, c’est à
dire des rapports de puissances. Le révéler dans
sa véritable nature, c’est clarifier les enjeux pour
tout le monde et éloigner notamment le spectre de l’intériorisation
psychologique et spirituelle du conflit de puissance.
L’alliance
des civilisations, cependant, ne se joue pas uniquement sur le
plan international mais aussi sur celui des nations européennes.
Elle y entraîne des réactions politiques en chaîne
sans que la chose ne soit perçue comme telle. On peut prévoir
ainsi, ce que l’on voit déjà à l’œuvre,
un retour en force de l’identification chrétienne,
non pas religieuse mais identitaire et culturelle, dont la finalité
est de faire pièce à une « alliance des civilisations
» centrée sur la civilisation islamique au détriment
des identités nationales européennes. D’une
certaine façon, le pape Benoît XVI aurait de quoi
en être la figure de proue. C’est là une façon
mécanique de faire équilibre mais, dans le principe,
l’invocation des religions, leur mise à contribution
dans l’arène politique les instrumentalise au service
de ce projet d’« alliance des civilisations »
et s’inscrit toujours dans la logique de la dépolitisation
des enjeux. C’est une mystification religieuse de la politique.
Elle
émarge en apparence au multiculturalisme, une véritable
idéologie politique, lui. Il concerne des sociétés
nationales quoiqu’il s’adosse à la mondialisation
du fait des courants migratoires, en leur demandant de renoncer
à la centralité de leur identité nationale.
Le rapport de l’Europe avec le monde arabo-islamique devient
alors dans cette perspective un problème intra-national
et intra-européen et pas seulement international. Les choses
se compliquent donc et prennent une ampleur encore plus grande
que l’on a pu constater lors des deux guerres du Golfe et
de la IIe Intifada, avec l’impact direct de « la rue
arabe » au cœur de l’Europe. L’attitude
des États européens au dedans (notamment en rapport
avec le phénomène antisémite) fut dictée
durant deux ans par leur rapport avec le monde arabo-islamique,
dans le cadre de leur contestation de puissance avec les États-Unis
(le déferlement d’anti-américanisme alors
était significatif). Dans ce cas là aussi, la question
strictement politique, concernant la sécurité de
l’État et le respect de l’ordre public, fut
éludée. On assista pour la première fois
au recours par l’État aux autorités religieuses
des différentes religions pour sauvegarder la paix publique,
et, en réalité, pour encadrer l’islam, ce
qui conférait à la religion un pouvoir de représentation
de populations dans le concert politique. Ce qui se passa alors
ne fut rien moins que la décomposition du corps de la citoyenneté.
Nous
sommes ainsi entrés dans une nouvelle ère. Son schéma
est exprimé à merveille par l’un de ses artisans
émérites, le philosophe du multiculturalisme, le
Québécois, Charles Taylor. Dans une interview de
2006, au titre évocateur, « La modestie de provincialiser
l’Europe », il nous en donne un concentré foudroyant.
Son argument principal s’adosse à la critique de
l’universel. Les idées, les valeurs que nous croyons
absolues sont relatives à un milieu culturel singulier,
à un « imaginaire social » particulier. Chaque
civilisation décline ces valeurs, cette morale, en fonction
de son propre « imaginaire social ». Si l’on
peut faire un bout de chemin avec lui dans ce raisonnement, ce
projet tourne court très vite car il aboutit à une
culpabilisation de principe d’un seul, l’Occident,
face à « l’autre », innocent de principe.
L’apologie de la fraternité universelle et de la
modestie recèle ainsi un manichéisme radical qui
a pour aboutissement de bannir la réciprocité, tout
à fait paradoxalement car au nom d’un relativisme
culturel et moral. « Ce sont les plus puissants qui représentent
le danger dans ce cas ; ce sont eux qui peuvent souvent refuser
de comprendre et qui ont la tentation de refuser de comprendre
parce qu’ils croient d’avoir raison. Du moment où
l’on est puissant, on domine, on croit qu’on a raison,
c’est naturel pour les dominateurs de croire qu’ils
ont raison. Et c’est pour cela que les Occidentaux ont gardé
ce défaut. » Dans ce concert, la Chine est évoquée
mais pas le monde arabo-islamique, pourtant au cœur de son
propos.
Cette
renonciation à soi s’exprime très clairement
dans le refus de toute responsabilité de « l’autre
», la mise dos à dos de l’agresseur et de l’agressé,
le déni du réel, l’intériorisation
du motif de l’autre quand il est l’agresseur. «
C’est ce que Ben Laden essaie de faire dans le monde du
Moyen Orient, et c’est ce que les extrémistes occidentaux
essaient de faire en Europe et en Amérique : tous les musulmans
sont fanatisés, tous les arabes sont contre nous. Ils répandent
cette idée. Et à défaut de nous connaître
mutuellement – nous qui voulons vivre ensemble dans les
deux civilisations – nous donnons le pouvoir à nos
extrémistes et nous nous acheminons directement vers une
guerre affreuse, qui va créer des dégâts absolument
inimaginables. »
Force
est de remarquer un fait : « vivre ensemble » n’est
une question qui se pose qu’en Occident car dans le monde
arabo-musulman il y a longtemps que les communautés juives
ont disparu, alors que les communautés chrétiennes
sont aujourd’hui en voie de disparition face à l’hostilité
ambiante. Autre déroute de la « réciprocité
»…
Dans
la vision multiculturaliste, le tout, les blocs, les civilisations
l’emportent sur le réel, la responsabilité
qui ne s’exerce que dans des situations particulières,
que pour des individus singuliers affrontés à des
situations spécifiques. L’alignement de El Qaïda
sur « les extrémistes occidentaux » (Bush ?),
conduit le moraliste que se veut être Charles Taylor à
se dresser contre son propre monde sans appeler « l’autre
» à la même responsabilité. Or, c’est
capital pour une « alliance » des civilisations de
reposer sur une charte de valeurs qui transcende les spécificités
dites « culturelles » (en fait religieuses). Dans
la charte islamique des droits de l’homme, tous les droits
humains sont déclarés dépendants de leur
conformité à la Sharia, mais nulle part il n’est
défini quels sont ses principes fondamentaux. Charles Taylor
fut de ceux qui prônèrent la constitution de tribunaux
islamiques au Canada pour les musulmans. Sans rentrer dans l’épaisseur
de ce problème qui entrainerait que les musulmans canadiens
ne seraient plus considérés comme des citoyens,
forcément individuels et jouissant donc du libre arbitre,
mais comme une oumma fichée dans le cœur de la citoyenneté,
un problème de taille se dresse quand on sait le statut
que la Sharia concède aux non musulmans, les dhimmis, aux
femmes, à la liberté de religion (pour les musulmans),
etc.
Dans
l’immense marché mondial et la « fraternité»
culturelle invoquée par le multiculturalisme, il y a cependant
un prix à payer selon Charles Taylor : Israël. «Je
crois que quand les passions et le sentiment d’injustice
sont très forts les gens ont du mal à classifier
certains acteurs comme terroristes, mais au fond d’eux-mêmes
ils savent que c’est du terrorisme et ce qu’ils veulent
dire c’est que vous autres vous les avez provoqués
au point où ils ne pouvaient pas faire autrement. Alors
ce n’est pas vraiment un désaccord sur la définition
de terrorisme, c’est un désaccord sur la responsabilité
de chacun dans certaines situations de guerre actuelles. Pour
les Palestiniens, tous ces gens-là qui se sont portés
soi-disant martyrs, ont été provoqués de
façon affreuse par une oppression, par des actes de violence
de la part des israéliens, appuyés par les Américains.
Il y a cette colère terrible. Alors, comment apaiser cette
colère ? Ceci peut se faire dans la mesure où l’on
prend certaines initiatives pour arriver à un accord. Par
exemple, si on commence à suivre la “Road Map”
pour la paix au Moyen Orient, vous verrez que cette immense colère
s’apaisera. La grande question qui se pose est si l’Occident,
et surtout si les États-Unis, ont la volonté de
forcer les deux partenaires, et surtout Israël, à
en venir à la table des négociations et à
négocier. »
Soyons
juste : c’est dans tous les documents de « l’alliance
des civilisations » qu’Israël est évoqué
par le biais du conflit du Proche-Orient dont on affirme qu’il
constitue le principal obstacle à cette alliance. L’accusation
portée contre soi-même par l’Occident se résume
en fait, et dans tous les textes que l’on peut citer, à
la mise en accusation d’Israël. C’est le gage
que demandent les représentants du monde arabo-islamique
à l’Occident – et d’abord l’Organisation
de la Conférence Islamique – pour prix de son alliance,
c’est le lest que les Occidentaux sont prêts à
lâcher pour prouver leur bonne volonté et la compréhension
de « l’autre ». Au mépris de toute réalité
historique et politique. Ce trait est partagé par une grande
partie des courants idéologico-politiques européens
aujourd’hui, notamment à gauche et bien sûr
à l’extrême-gauche qui a trouvé dans
l’islamisme une figure de la « multitude »,
chère à Antonio Negri, une version nouvelle du prolétariat
universel lancé contre la mondialisation capitaliste.
Cette vulgate de la culpabilité d’Israël est
à ce point enracinée dans les médias, les
consciences, les idéologies que le rappel du réel
et de l’histoire a perdu toute efficacité. Remarquons,
néanmoins, la nature dialectique de cette idéologie
: si Israël est coupable, les Juifs sont centralement invoqués
pour démontrer l’excellence du modèle d’alliance
des civilisations, comme l’élément clef de
l’entente des « Trois religions ». En fait,
l’accusation Israël comme l’invention d’un
âge d’or de l’alliance des civilisations dans
l’Espagne de la conquête musulmane – malgré
leurs conséquences bien réelles dans l’ordre
de la politique et de la culture que ce dossier analyse –
sont autant de leurres qui contribuent à dépolitiser
l’enjeu de la rivalité entre le monde arabo-islamique
et l’Union européenne.