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CONTROVERSES

Editorial du numéro 9 - Novembre 2008


La politisation de la culture
par Shmuel Trigano

En nous lançant dans l’aventure de Controverses, nous nous sommes proposé de reconsidérer et d’analyser à nouveaux frais les idées et les valeurs dominantes de l’époque contemporaine. L’aspiration à un «dialogue» ou à une «alliance des civilisations» y tient une place prépondérante. Les études rassemblées dans ce dossier montrent que sous cette idée généreuse et constructive se dresse un paysage aux couleurs d’apocalypse.

On aurait pu le penser spontanément car la notion a manifestement tous les aspects d’un contre-concept, forgé par opposition quasi mécanique au concept récrié de «choc des civilisations» de Samuel Huntington. Au clash des civilisations, s’opposera le dialogue en vue non d’une guerre mais d’une « alliance ».

Loin de nourrir un projet de culture, comme peut le penser le commun des mortels, la doctrine d’alliance a une finalité politique. C’est un phénomène nouveau dans la sphère des relations internationales si on l’envisage dans l’arrière plan de la politique du xxe siècle. Il faut remonter aux conflits franco-allemands de la fin du xixe siècle pour voir se produire une telle politisation de la « civilisation », quand « culture » et « civilisation » devinrent des arguments idéologiques au service de la politique de puissance des États dans leur concurrence pour la suprématie.

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Au fondement de ce débat, la thèse de Samuel Huntington demande sans doute à être révisée. Elle part de l’hypothèse que des clivages culturels succéderont aux clivages idéologiques qui avaient marqué l’affrontement du monde libre et du communisme. L’épuisement des idéologies et de la mondialisation des échanges, consécutifs à la chute du mur de Berlin et à la fin de la guerre froide, auraient conféré désormais aux conflits une ampleur civilisationnelle et identitaire. Cette thèse s’inscrit dans la lignée de la théorie de « la fin de l’histoire » qui a eu son heure médiatique avec l’ouvrage de Fukuyama.

Dans un cas comme dans l’autre, elle recourt à des concepts et des termes sur la base d’un malentendu méthodologique. Le phénomène idéologique comme l’histoire ne cessent pas tant qu’il y a des sociétés humaines. Les idéologies et les configurations historiques, par contre, changent. Le propre des idéologies de ce début de xxie siècle est d’invoquer des figures culturelles pour promouvoir les intérêts politiques – strictement et avant tout politiques (pouvoir, puissance, gloire, suprématie) – des collectivités qui les produisent et s’y reconnaissent. C’est là le changement, la référence ne va plus à des thématiques politiques mais culturelles. Mais alors la culture se voit ainsi embrigadée pour servir des finalités de pouvoir. Quand c’est la civilisation qui est invoquée, c’est que la volonté de puissance concerne un consortium d’États et de forces politiques car si le terme de culture renvoie à une culture singulière, nationale, le terme de civilisation est censé rassembler plusieurs cultures nationales participant d’une même matrice anthropologique.

La plus grande faiblesse de la thèse d’Huntington est donc de dépolitiser la vie internationale parce qu’elle ne saisit pas la nature de la mutation de l’idéologie politique. Ce ne sont pas des civilisations qui s’entrechoquent mais des puissances, pour des finalités non de respect et de reconnaissance mais de suprématie et de domination. Le débat dès lors lancé sur la base de cette maldonne ne fait qu’épaissir la dépolitisation des problèmes politiques : les notions de dialogue ou d’alliance des civilisations font gravir un degré supplémentaire dans l’obscurcissement des enjeux. A ce stade là on ne comprend plus rien à la situation : la quête de puissance, la poursuite d’objectifs politiques de domination à travers des motifs culturels.
C’est ce que les études de ce dossier vérifient en profondeur en révélant le décalage entre la politique de pouvoir qui oppose des blocs de pays et le côté « idéaliste » des idéologies qui promeuvent leur intérêt.

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Ce décalage devient un écran de fumée quand on découvre que le concept de « dialogue » ou « d’alliance » des civilisations ne concerne en fait exclusivement que le monde arabo-islamique dans ses rapports avec l’Occident ou plus spécialement l’Union Européenne. Ni l’Afrique, ni la Chine, ni l’Inde, ni l’Amérique latine ne sont vraiment évoquées. La place exorbitante de la « civilisation islamique » dans ce concert imaginé et imaginaire des civilisations apparait ainsi comme la question centrale qu’il faut poser.

A voir l’occultation de ce fait, cependant, on comprend qu’elle tient d’un tabou qui ne lasse pas d’inquiéter. On lui trouve un début de réponse très concrète lorsqu’on analyse la diplomatie de l’Union Européenne telle qu’elle se décline dans les accords et les chartes qu’elle passe avec ses partenaires « du Sud » (autre euphémisme), une diplomatie qui se conduit dans le monde clos et technocratique des commissions européennes loin de la vie des sociétés européennes mais orientant pourtant leur existence et leur avenir. Le « Sud » agit, lui aussi, de concert et l’on découvre que l’Organisation de la Conférence Islamique, auteur de la Charte islamique des droits de l’homme, est l’interlocuteur de l’UE ou de l’ONU. Le pluriel de l’expression « alliance des civilisations » est donc abusif : il universalise un problème singulier et limité, qui, cependant, n’est pas affronté pour ce qu’il est. L’ONU a consacré cette surenchère en créant un programme spécial dédié à ce concept.
Le moment fondateur de la politique d’alliance des civilisations est lourd de signification : c’est le gouvernement Zapatero qui le lance au lendemain de l’attaque du terrorisme islamique sur Madrid. Quelle motivation l’inspirait alors ? « Amadouer » le monde islamique en célébrant sa civilisation ? Pourquoi avoir alors confondu le jihadisme mondial avec l’ensemble de l’islam et de surcroît sa civilisation ? On ne pouvait mieux encourager une guerre des blocs. Répondre sur le mode de la culture à un acte de guerre réel (dont les auteurs s’étaient évanouis dans la nature) ? On ne pouvait pas mieux démissionner, se soumettre devant le défi, et le défigurer. C’était dépolitiser un problème politique qui doit se régler dans l’arène de la politique, c’est à dire des rapports de puissances. Le révéler dans sa véritable nature, c’est clarifier les enjeux pour tout le monde et éloigner notamment le spectre de l’intériorisation psychologique et spirituelle du conflit de puissance.

L’alliance des civilisations, cependant, ne se joue pas uniquement sur le plan international mais aussi sur celui des nations européennes. Elle y entraîne des réactions politiques en chaîne sans que la chose ne soit perçue comme telle. On peut prévoir ainsi, ce que l’on voit déjà à l’œuvre, un retour en force de l’identification chrétienne, non pas religieuse mais identitaire et culturelle, dont la finalité est de faire pièce à une « alliance des civilisations » centrée sur la civilisation islamique au détriment des identités nationales européennes. D’une certaine façon, le pape Benoît XVI aurait de quoi en être la figure de proue. C’est là une façon mécanique de faire équilibre mais, dans le principe, l’invocation des religions, leur mise à contribution dans l’arène politique les instrumentalise au service de ce projet d’« alliance des civilisations » et s’inscrit toujours dans la logique de la dépolitisation des enjeux. C’est une mystification religieuse de la politique.

Elle émarge en apparence au multiculturalisme, une véritable idéologie politique, lui. Il concerne des sociétés nationales quoiqu’il s’adosse à la mondialisation du fait des courants migratoires, en leur demandant de renoncer à la centralité de leur identité nationale. Le rapport de l’Europe avec le monde arabo-islamique devient alors dans cette perspective un problème intra-national et intra-européen et pas seulement international. Les choses se compliquent donc et prennent une ampleur encore plus grande que l’on a pu constater lors des deux guerres du Golfe et de la IIe Intifada, avec l’impact direct de « la rue arabe » au cœur de l’Europe. L’attitude des États européens au dedans (notamment en rapport avec le phénomène antisémite) fut dictée durant deux ans par leur rapport avec le monde arabo-islamique, dans le cadre de leur contestation de puissance avec les États-Unis (le déferlement d’anti-américanisme alors était significatif). Dans ce cas là aussi, la question strictement politique, concernant la sécurité de l’État et le respect de l’ordre public, fut éludée. On assista pour la première fois au recours par l’État aux autorités religieuses des différentes religions pour sauvegarder la paix publique, et, en réalité, pour encadrer l’islam, ce qui conférait à la religion un pouvoir de représentation de populations dans le concert politique. Ce qui se passa alors ne fut rien moins que la décomposition du corps de la citoyenneté.

Nous sommes ainsi entrés dans une nouvelle ère. Son schéma est exprimé à merveille par l’un de ses artisans émérites, le philosophe du multiculturalisme, le Québécois, Charles Taylor. Dans une interview de 2006, au titre évocateur, « La modestie de provincialiser l’Europe », il nous en donne un concentré foudroyant. Son argument principal s’adosse à la critique de l’universel. Les idées, les valeurs que nous croyons absolues sont relatives à un milieu culturel singulier, à un « imaginaire social » particulier. Chaque civilisation décline ces valeurs, cette morale, en fonction de son propre « imaginaire social ». Si l’on peut faire un bout de chemin avec lui dans ce raisonnement, ce projet tourne court très vite car il aboutit à une culpabilisation de principe d’un seul, l’Occident, face à « l’autre », innocent de principe. L’apologie de la fraternité universelle et de la modestie recèle ainsi un manichéisme radical qui a pour aboutissement de bannir la réciprocité, tout à fait paradoxalement car au nom d’un relativisme culturel et moral. « Ce sont les plus puissants qui représentent le danger dans ce cas ; ce sont eux qui peuvent souvent refuser de comprendre et qui ont la tentation de refuser de comprendre parce qu’ils croient d’avoir raison. Du moment où l’on est puissant, on domine, on croit qu’on a raison, c’est naturel pour les dominateurs de croire qu’ils ont raison. Et c’est pour cela que les Occidentaux ont gardé ce défaut. » Dans ce concert, la Chine est évoquée mais pas le monde arabo-islamique, pourtant au cœur de son propos.

Cette renonciation à soi s’exprime très clairement dans le refus de toute responsabilité de « l’autre », la mise dos à dos de l’agresseur et de l’agressé, le déni du réel, l’intériorisation du motif de l’autre quand il est l’agresseur. « C’est ce que Ben Laden essaie de faire dans le monde du Moyen Orient, et c’est ce que les extrémistes occidentaux essaient de faire en Europe et en Amérique : tous les musulmans sont fanatisés, tous les arabes sont contre nous. Ils répandent cette idée. Et à défaut de nous connaître mutuellement – nous qui voulons vivre ensemble dans les deux civilisations – nous donnons le pouvoir à nos extrémistes et nous nous acheminons directement vers une guerre affreuse, qui va créer des dégâts absolument inimaginables. »

Force est de remarquer un fait : « vivre ensemble » n’est une question qui se pose qu’en Occident car dans le monde arabo-musulman il y a longtemps que les communautés juives ont disparu, alors que les communautés chrétiennes sont aujourd’hui en voie de disparition face à l’hostilité ambiante. Autre déroute de la « réciprocité »…

Dans la vision multiculturaliste, le tout, les blocs, les civilisations l’emportent sur le réel, la responsabilité qui ne s’exerce que dans des situations particulières, que pour des individus singuliers affrontés à des situations spécifiques. L’alignement de El Qaïda sur « les extrémistes occidentaux » (Bush ?), conduit le moraliste que se veut être Charles Taylor à se dresser contre son propre monde sans appeler « l’autre » à la même responsabilité. Or, c’est capital pour une « alliance » des civilisations de reposer sur une charte de valeurs qui transcende les spécificités dites « culturelles » (en fait religieuses). Dans la charte islamique des droits de l’homme, tous les droits humains sont déclarés dépendants de leur conformité à la Sharia, mais nulle part il n’est défini quels sont ses principes fondamentaux. Charles Taylor fut de ceux qui prônèrent la constitution de tribunaux islamiques au Canada pour les musulmans. Sans rentrer dans l’épaisseur de ce problème qui entrainerait que les musulmans canadiens ne seraient plus considérés comme des citoyens, forcément individuels et jouissant donc du libre arbitre, mais comme une oumma fichée dans le cœur de la citoyenneté, un problème de taille se dresse quand on sait le statut que la Sharia concède aux non musulmans, les dhimmis, aux femmes, à la liberté de religion (pour les musulmans), etc.

Dans l’immense marché mondial et la « fraternité» culturelle invoquée par le multiculturalisme, il y a cependant un prix à payer selon Charles Taylor : Israël. «Je crois que quand les passions et le sentiment d’injustice sont très forts les gens ont du mal à classifier certains acteurs comme terroristes, mais au fond d’eux-mêmes ils savent que c’est du terrorisme et ce qu’ils veulent dire c’est que vous autres vous les avez provoqués au point où ils ne pouvaient pas faire autrement. Alors ce n’est pas vraiment un désaccord sur la définition de terrorisme, c’est un désaccord sur la responsabilité de chacun dans certaines situations de guerre actuelles. Pour les Palestiniens, tous ces gens-là qui se sont portés soi-disant martyrs, ont été provoqués de façon affreuse par une oppression, par des actes de violence de la part des israéliens, appuyés par les Américains. Il y a cette colère terrible. Alors, comment apaiser cette colère ? Ceci peut se faire dans la mesure où l’on prend certaines initiatives pour arriver à un accord. Par exemple, si on commence à suivre la “Road Map” pour la paix au Moyen Orient, vous verrez que cette immense colère s’apaisera. La grande question qui se pose est si l’Occident, et surtout si les États-Unis, ont la volonté de forcer les deux partenaires, et surtout Israël, à en venir à la table des négociations et à négocier. »

Soyons juste : c’est dans tous les documents de « l’alliance des civilisations » qu’Israël est évoqué par le biais du conflit du Proche-Orient dont on affirme qu’il constitue le principal obstacle à cette alliance. L’accusation portée contre soi-même par l’Occident se résume en fait, et dans tous les textes que l’on peut citer, à la mise en accusation d’Israël. C’est le gage que demandent les représentants du monde arabo-islamique à l’Occident – et d’abord l’Organisation de la Conférence Islamique – pour prix de son alliance, c’est le lest que les Occidentaux sont prêts à lâcher pour prouver leur bonne volonté et la compréhension de « l’autre ». Au mépris de toute réalité historique et politique. Ce trait est partagé par une grande partie des courants idéologico-politiques européens aujourd’hui, notamment à gauche et bien sûr à l’extrême-gauche qui a trouvé dans l’islamisme une figure de la « multitude », chère à Antonio Negri, une version nouvelle du prolétariat universel lancé contre la mondialisation capitaliste.

Cette vulgate de la culpabilité d’Israël est à ce point enracinée dans les médias, les consciences, les idéologies que le rappel du réel et de l’histoire a perdu toute efficacité. Remarquons, néanmoins, la nature dialectique de cette idéologie : si Israël est coupable, les Juifs sont centralement invoqués pour démontrer l’excellence du modèle d’alliance des civilisations, comme l’élément clef de l’entente des « Trois religions ». En fait, l’accusation Israël comme l’invention d’un âge d’or de l’alliance des civilisations dans l’Espagne de la conquête musulmane – malgré leurs conséquences bien réelles dans l’ordre de la politique et de la culture que ce dossier analyse – sont autant de leurres qui contribuent à dépolitiser l’enjeu de la rivalité entre le monde arabo-islamique et l’Union européenne.

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