Barbara
Lefebvre est professeur d'histoire et géographie.
Elle a contribué à plusieurs ouvrages dont Comprendre
les génocides du XXe siècle, Elèves
sous influence, Les territoires perdus
de la République. Elle contribue aussi à
la revue Le Meilleur des Mondes et exerce des responsabilités
à la LICRA.
Shmuel
Trigano est professeur de sociologie à l’Université
de Paris X-Nanterre, auteur notamment de L’idéal
démocratique à l’épreuve de la Shoa,
Odile Jacob, 1999, et de Les Frontières d’Auschwitz,
les ravages du devoir de mémoire, Livre de
Poche-Hachette, 2005, éditeur du numéro spécial
de la revue Pardès, « Penser Auschwitz
», Le Cerf, 1989.
En
janvier 2005, les commémorations du soixantième
anniversaire de la libération des camps nazis ont été
une nouvelle occasion de voir l’espace public, principalement
médiatique, investi par le récit des témoins
et le discours des historiens venant les compléter et les
complexifier en les soumettant à l’effort analytique
historique. Mais c’est surtout la présence constante
de représentants de l’autorité politique qui
devra être relevée : à l’image de son
omniprésence depuis une vingtaine d’années
sur les lieux de mémoire de la Shoah, longtemps ignorés
par lui, l’État républicain fut en 2005 de
toutes les manifestations.
L’injonction
au « devoir de mémoire », de plus en plus critiquée
pour son caractère institutionnel et sacralisant, s’est
transformée, dans les paroles tout au moins, en «
travail de mémoire ». Cette formule serait censée
inclure la prise en compte de la distanciation historienne, de
même qu’elle permettrait de réduire le sentiment
de saturation mémorielle éprouvé par une
partie de la société trouvant suspecte l’obligation
ritualisée par l’État lui-même à
se souvenir d’une histoire dont elle ne comprend plus forcément
en quoi elle la concerne. Alors que l’on tente timidement
de contourner les dangers d’une sacralisation de la mémoire
de la Shoah, qui désincarne et déshistoricise un
événement traumatique majeur, la formule du «
devoir de mémoire » est au contraire, sur d’autres
sujets, abondamment reprise pour accompagner une demande de reconnaissance.
Cette quête exposée, sur la place publique, ne s’adresse
pas tant aux chercheurs (historiens, sociologues, philosophes)
ou aux concitoyens supposés indifférents qu’à
l’État. Certaines de ces réclamations mémorielles
prennent des formes de plus en plus vindicatives pouvant conduire
ceux qui les formulent à contester le statut de victime
de tel ou tel groupe ayant obtenu officiellement reconnaissance
de leur souffrance ou à essayer de le plagier afin de s’assurer
d’être identifié comme victime directe ou indirecte
d’un traumatisme historique identique sinon égal,
qui entraverait leur vie présente et empêcherait
leur pleine intégration à ce monde. C’est
dire combien le « statut officiel » de victime est
devenu en France un mode opératoire identitaire considéré
comme prééminent.
Les
commémorations de la libération d’Auschwitz-Birkenau
ont ainsi permis à des groupes identitaires de revendiquer
leur part de souffrance : des associations gays et lesbiennes
y ont vu une nouvelle opportunité d’exprimer leur
demande de reconnaissance comme groupe identitaire unitaire, par
l’évocation de la déportation homosexuelle,
bien que la France de Vichy n’ait pas été
concernée. De même, un ouvrage au titre ambigu, largement
relayé par des médias peu spécialistes du
sujet, a pu laisser croire au grand public que les nazis avaient
également déporté des Noirs afin de les exterminer.
C’est
donc autour, ou aux alentours, de la Shoah conçue comme
référent que se structurent bien des revendications
mémorielles. Sa centralité ne paraît donc
due ici ni à son intérêt historique, ni philosophique,
mais à l’institutionnalisation du devoir de mémoire
et à la reconnaissance par l’État d’une
responsabilité directe de l’autorité politique
dans ce crime génocidaire. C’est également
l’opinion publique qui est prise à témoin
par le biais des médias par ces « oubliés
de l’histoire », dans les contextes de crise de l’identité
nationale et de calcification sociale poussant à l’ethnicisation
des rapports sociaux. Mais c’est avant tout vers l’État
que se tournent les groupes mémoriels. Conformément
à la très longue tradition politique française,
le pouvoir centralisé peut seul produire une légitimité
incontestable et institutionnaliser « les » devoirs
de mémoire. Cette forme d’intégration au récit
national n’est-elle pas risquée dans la mesure où
elle s’opère en négatif, c’est-à-dire
en opposition à la nation ? Le face-à-face entre
l’État héritier d’une nation d’oppresseurs
et la figure de leurs innombrables victimes conduira-t-il à
une mémoire collective apaisante ou plus traumatique encore
?
La
centralité de l’État est donc réelle
pour toute réflexion sur travail et politique de mémoire
puisqu’il apparaît comme celui qui forge, par des
procédures institutionnelles, la mémoire collective
de la nation. Accusé tantôt d’occulter une
histoire, tantôt de surinvestir sur une autre, l’État
est au centre de toutes les attentions ; non celle des historiens
qui, dans une démocratie, travaillent à la marge
et ne participent pas à l’élaboration d’une
histoire officielle, mais celle de groupes mémoriels de
plus en plus nombreux dans une société pluraliste
et ouverte où à la souffrance des uns doit répondre
la responsabilité des autres.
La
guerre de tous contre chacun ? En l’occurrence l’État
demeure la cible principale : centralisant l’action politique,
il rassemble aussi les traces de ses actes pouvant servir à
le condamner. On le soupçonnera donc d’autant plus
aisément de vouloir dissimuler ou falsifier les faits.
L’articulation
entre pouvoir étatique et gestion de la mémoire
appelle la dialectique mémoire collective – mémoires
individuelles autant qu’elle convoque le couple histoire
– mémoire. De même, la question juridique semble
devenue indissociable de la quête mémorielle de reconnaissance
: si l’histoire, en tant que processus scientifique en marche,
ne dépend pas de la loi et si les historiens récusent
au législatif le pouvoir de dire la « vérité
» historique, la mémoire semble en revanche y voir
un objet essentiel, de satisfaction ou de critique. Pour les acteurs
des milieux de mémoire, non seulement une « vérité
d’État » est acceptable mais elle paraît
de plus en plus recherchée. Quels sont les buts poursuivis
par l’obtention de la reconnaissance étatique ? La
notion de « réparation historique » est-elle
la seule garantie de l’intégration ? L’État
peut-il prendre en charge toutes les mémoires individuelles
? Est-il inévitable que la mémoire collective paraisse
inéquitable à certains ? S’adresse-t-on à
l’État parce qu’il est le seul acteur légitime
à pouvoir imposer à tous le souvenir historique
?
En
quoi l’historien, le sociologue ou le philosophe sont-ils
des agents de clarification des débats ? Comment peuvent-ils
conduire la société à s’interroger
sur ces refoulements historiques sans tomber dans la culpabilisation
unilatérale et la moralisation des argumentaires ? Comment
peuvent-ils agir sur la réceptivité du corps social
ou politique à entendre ces revendications mémorielles
? Les revendications mémorielles stimulent-elles la recherche
historique ? L’instance législative doit-elle toujours
être l’étape décisive de cette quête
? En quoi le recours au judiciaire, notamment par la tenue de
procès, a-t-il un effet sur les traumatismes mémoriels
?
L’école
et les médias se font l’écho de revendications
mémorielles. Dans ces espaces, est-il encore permis de
quitter l’individuel pour le collectif sans passer par la
revendication d’un statut de victime ?
Une
fois reconnue, en quoi consiste la politique de mémoire
d’un groupe ? L’enjeu essentiel ne porte-t-il pas
davantage sur l’école que sur l’acte commémoratif
? Au cœur des drames de l’histoire contemporaine qui
ont profondément divisé la nation et exarcerbé
la concurrence des multiples mémoires de victimes, sur
quoi se fondera le consensus historique à la base de tout
enseignement et de tout lien social ? (...)