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Un empire de la langue de bois
Hardt, Negri, et la théorie politique postmoderne

 

Publié dans le numéro 1 de mars 2006

par Mitchell Cohen

Co-rédacteur de Dissent et professeur de théorie politique au Baruch College de la City University de New York. Auteur de The Wager of Lucien Goldmann : Tragedy, Dialectis and a Hidden God, 1994.

 

Édouard Bernstein, Les présupposés du socialisme

Tandis que le Shah chancelait, Foucault prophétisait. Peut-être cette révolution allait-elle démontrer « un art de n’être pas gouverné », écrivait-il à l’automne 1978. Les mollahs n’étaient pas des « fanatiques », mais la voix de l’opprimé. Un « gouvernement islamique », supposait-il, pourrait susciter une nouvelle « spiritualité politique » d’un genre inconnu en Occident depuis cinq cents ans (c’est­à-dire depuis l’essor de la modernité). Regardez ces manifestations ! Une révolte contre « le système planétaire » ! Contre l’« hégémonie mondiale » ! Inspirée par une « religion de combat et de sacrifice », la révolution iranienne pourrait annoncer une « transfiguration » du monde. Et ces femmes qui portent le voile – quelle impressionnante déclaration politique ! L’ayatollah Ruholla Khomeiny ? Juste « le point de fixation d’une volonté collective. »

Après la chute du Shah, Foucault bafouilla. Les Iraniens, s’avérait-il, devaient à nouveau être gouvernés. « Procès sommaires », « exécutions hâtives », c’était « alarmant », écrivit-il dans une lettre ouverte à Mehdi Bazargan, premier ministre nommé par Khomeiny, autrefois dans l’opposition, avec lequel il s’était entretenu des événements révolutionnaires. La nouvelle répression en Iran « condamnait-elle » l’« ivresse » de sa révolution, s’interrogeait Foucault à voix haute, posant la question : « Dans l’expression “gouvernement islamique”, pourquoi d’emblée stigmatiser l’adjectif “islamique” ? Le mot “gouvernement” suffit, à lui seul, à éveiller la vigilance 1. » Foucault faisait ce que les théoriciens postmodernistes (comme lui-même) ont souvent dénoncé. Il accumulait certains développements dans son propre macrocosme intellectuel, puis donnait son verdict. S’il avait approché le « gouvernement islamique » sur son propre terrain, il aurait commencé par le refus classique dans l’islam de séparer le religieux du politique – la notion, bien précisée par Khomeiny, que « l’islam tout entier est politique ». Quelques années avant de parvenir au pouvoir, Khomeiny avait en effet publié un livre intitulé Gouvernement islamique. Bazargan, souvent présenté comme un libéral musulman, se retrouva démis de ses fonctions, neuf mois plus tard. Son gouvernement avait été miné par des pouvoirs rivaux, aussi bien au niveau national qu’au niveau local (le Conseil de la République islamique, les comités révolutionnaires locaux). Ces pouvoirs étaient en fait imprégnés d’une « spiritualité politique », que d’autres auraient simplement qualifié d’extrémisme fervent.

Il s’avéra que Khomeiny était bien autre chose que « le point de fixation d’une volonté collective. » Et l’alternative, le cas échéant, aurait encore été un certain type « gouvernement ». La seule question sérieuse qui se posait était : de quel type ? Il est difficile d’imaginer comment quelqu’un qui suivait les événements iraniens de 1978-1979 ait pu tout envisager en ce qui concernait leur issue, sauf un panoptique. Mais, bon nombre de gens de gauche – Foucault n’était pas seul – imaginaient autre chose. Pour ceux qui vivaient hors d’Iran, une aventure spirituelle était sans conséquences (comme cela avait été le cas lors des aventures précédentes pour les stalinistes ou maoïstes occidentaux). D’aucuns, certes, furent, comme il convient, perturbés lorsque Khomeiny décréta par la suite que Salman Rushdie devait être mis à mort pour son imagination littéraire. La spiritualité politisée peut, semble-t-il, être fort vigilante – peut-être davantage que dans les régimes disciplinaires que Foucault assimilait à la modernité et aux Lumières.

Tours et détours

Foucault n’était-il qu’un bafouilleur et seulement cela ? Ou, était­il, comme les postmodernistes aiment à le dire, un symptôme ? Je suggère plutôt cette dernière réponse. Il était et demeure un symptôme de quelque chose de troublant dans le mode de pensée de gauche qui mêle le postmodernisme, le tiers-mondisme simpliste et les penchants intolérants. Le problème se révèle souvent avec acuité lorsqu’il est question du Moyen-Orient. Non que le Moyen-Orient soit l’unique préoccupation de ce style de gauche. Ce n’est pas le cas, encore qu’une agitation inhabituelle puisse être détectée lorsque ce sujet est en cause. J’entends seulement suggérer que, plus on déconstruit la façon dont cette gauche tiers-mondiste/postmoderne traite de cette région spécifique, plus cette contre-histoire est exposée dans ses détails, plus on trouve dans sa pratique de la polémique une méthode que j’appellerai « tours et détours ».

On tourne, on tourne ; on esquive en utilisant des formulations fongibles, (interchangeables ?) et on évite les détails contrariants – tout en accumulant à profusion les notes de bas de page. On arrive finalement au telos – le jugement prématuré. On montre que la responsabilité de tout ce qui est arrivé de mauvais dans le Tiers­monde (ou la version postmoderne, mondialisée de ce qu’on appelle le Tiers-monde) doit en fait incomber à « l’Occident » ou au « marché mondial ». On montre que toute la responsabilité de ce que font les Palestiniens incombe aux Israéliens. Les considérations complexes du bien et du mal dans la politique de l’Occident ou du Tiers-monde (ou en Israël et chez les Palestiniens) s’effondrent, en même temps que l’intégrité de tout ce qui peut être l’objet d’une évaluation de la gauche.

Le livre de Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, que je souhaiterais étudier en détail, offre un exemple lumineux de tours et détours. Ce volume ambitieux de près de cinq cents pages a été traduit en plus d’une dizaine de langues. Il exerce une influence sur les campus et dans certains clans du mouvement anti-mondialisation. Il a même été acclamé comme un Manifeste du parti communiste de notre temps. Selon Hardt/Negri, « les luttes d’aujourd’hui ondulent » comme un serpent, « à travers… des paysages majestueux, superficiels. » Mais une simple enquête montre que Hardt/Negri ne sont pas Marx/Engels ; ils perpétuent plutôt le bafouillage de Foucault. Si l’on commence par examiner au niveau ponctuel la façon dont ils traitent d’un cas particulier – avec un regard sur les éléments manquants de leur récit – on découvrira également la problématique de la théorie générale. Par exemple, après avoir lu environ un tiers d’Empire, on s’aperçoit que la révolution iranienne fut « la première révolution postmoderniste ». Selon les auteurs, c’était un rejet à la fois de la modernité et du marché mondial. « L’idée directrice antimoderne qui définit le fondamentalisme pourrait être mieux compris… non pas comme un projet pré­moderne, mais postmoderne. »

Il est vrai que les religieux iraniens victorieux rejetaient la « modernité » du Shah. Mais il y a plus. Khomeiny s’était hissé au pouvoir comme un ennemi de la Révolution blanche (sans effusion de sang) accomplie par le Shah au début des années 1960. Ce programme de modernisation prônait, entre autres, une redistribution foncière, une réforme administrative, une campagne d’alphabétisation, la nationalisation des forêts, la privatisation des industries nationalisées, ainsi que des plans de participation aux bénéfices et l’octroi du droit de vote aux femmes. Si le Shah avait été un dictateur de gauche (anti-américain) plutôt qu’un personnage royal autoritaire et mégalomane, une partie de la gauche occidentale aurait acclamé ces mesures – à l’exception, peut-être, de la privatisation. En effet, ces mesures menaçaient les intérêts les plus conservateurs de la société iranienne, notamment les grands propriétaires terriens, le clergé chiite (qui risquait de perdre des domaines considérables, ainsi que des prérogatives en matière éducative et judiciaire), et les commerçants des bazars – configuration des forces sociales fort semblable à celles qui allaient un jour prendre la tête du mouvement pour renverser le Shah. La « modernisation » sociale et économique induisit également une perturbation considérable : un petit nombre de paysans reçurent effectivement des terres et un grand nombre affluèrent vers les villes. En 1978-79, les plans du Shah s’enlisèrent en même temps que son régime, lequel était profondément corrompu et soutenu par un féroce organisme de sécurité entretenu par les Américains. Entre-temps, dans les années 1970, les commerçants des bazars, principaux partisans des 180 000 mollahs et des 80 000 mosquées du pays, payaient davantage de taxes religieuses que d’impôts à l’État, grâce au marché pétrolier mondial 2. Bien que dirigée de toute évidence contre le régime du Shah et ses bénéficiaires, la révolution devint une révolte post-moderne contre « le marché mondial » par simple glissement post­moderne. Le déclin des revenus pétroliers contribua à précipiter l’agitation, mais ces revenus lubrifièrent autant la révolution que l’État chancelant. Par ailleurs, on peut aisément relier les manifestations de 1963 contre la Révolution blanche à la république de Khomeiny. Les mollahs fomentèrent ces manifestations pour protester (entre autres) contre l’émancipation des femmes ; au pouvoir dix-sept ans plus tard, les mollahs les couvrirent d’un voile. Le « post-modernisme » explique la Révolution iranienne sur le mode des bafouillages de Foucault.

La puissance de l’intégrisme islamique en Égypte au début des années 1980 représenta, à certains égards, un phénomène comparable. Les cinquante dernières années de l’histoire égyptienne peuvent être considérées comme une série d’efforts infructueux pour résoudre les problèmes du pays en appliquant quelques grandes idées résolument « modernes » – nationalisme d’État, panarabisme, socialisme arabe. Lorsqu’on entreprend d’étudier l’Égypte à l’époque de la mort de Gamal Abdel Nasser en 1970, l’une des premières choses qu’on apprend, c’est que sa dimension sur une carte donne une fausse idée de ses capacités réelles. Environ 97 % de la population du pays vit sur 3 % du territoire (le delta et la vallée du Nil), et la majorité est extrêmement pauvre. Trois décennies plus tard, seulement 2 % de la terre est cultivable ; la population est extrêmement pauvre et encore plus nombreuse (70 millions d’habitants) ; la moitié, âgée de moins de 25 ans, nourrit peu d’espérances. Entre-temps, une autre idée – l’infitah d’Anouar Sadate (ouverture de l’économie au capitalisme occidental) – avait échoué, ouvrant une large brèche que les intégristes cherchèrent à combler. Certes, ils n’avaient pas de programme économique – seulement une panacée idéologique plus indigène. Mais ils ne constituaient guère un phénomène postmoderne. L’intégrisme musulman avait, à son tour, surgi dans le domaine public et été réprimé pendant des décennies. Une fois devenu président, Sadate, qui servait de courroie de transmission entre les « officiers libres » clandestins de Nasser et les Frères musulmans avant la révolution de 1952, libéra de nombreux Frères. Il espérait qu’ils constitueraient un contrepoids aux forces pro­soviétiques dans la politique égyptienne. À l’époque de la guerre de 1973, il se rapprocha des Saoudiens qui encourageaient activement l’intégrisme d’obédience wahhabite dans le monde musulman. Lorsque, par la suite, Sadate entreprit de libéraliser la politique égyptienne, il laissa les intégristes développer une influence croissante, sans percevoir à sa juste mesure, la menace que faisait peser leur radicalisation. Après l’assassinat de Sadate, le régime égyptien – qui était en fin de compte un régime militaire – réprima sans pitié les intégristes. Des mesures similaires prises par un gouvernement israélien auraient conduit à des condamnations par l’ONU que Le Caire aurait certainement votées… L’armée iranienne, principal soutien du Shah, ne bénéficia pas d’une occasion comparable, en partie par suite de la fuite du monarque, en partie parce que le régime de Khomeiny neutralisa les échelons supérieurs et créa une milice rivale, et principalement parce que l’Irak attaqua l’Iran. La guerre qui s’ensuivit rallia les Iraniens et joua un rôle important dans la consolidation de la république islamique. Les souffrances induites par le conflit israélo-palestinien au cours du siècle dernier sont éclipsées par les morts, les destructions et les déplacements de populations provoqués par l’agression de Saddam Hussein contre l’Iran et les contre-attaques iraniennes. Mais, alors qu’on se souvient des tollés soulevés par la gauche occidentale (et certains gouvernements européens) lorsqu’en 1981, Israël bombarda le réacteur nucléaire irakien construit avec l’aide de la France, on ne décèle aucune agitation comparable à propos du monstrueux massacre de la guerre irano-irakienne, ni même une reconnaissance que le régime de l’Irak équivalait pratiquement à un fascisme autant qu’un régime du Tiers-monde peut s’en approcher. Hardt/Negri, par exemple, rejettent les explications de la guerre du Golfe. Pour eux, le récent débat sur les guerres justes et injustes fonctionne à peu près comme l’idéologie. Mais ils tiennent en plus haute estime la fonction de ce qu’ils appellent les « soi-disant fondamentalismes ». L’intégrisme islamique contemporain, écrivent-ils « ne doit pas être interprété comme un retour aux formes sociales et aux valeurs du passé », mais comme « une nouvelle invention. » Quelle est la teneur de cette nouveauté ? On se le demande. L’interpénétration de la religion et de l’État ? Alors, le califat du VIIIe siècle devait être postmoderne ! Le recours à la technologie de pointe ? La science resplendissait dans la civilisation islamique classique. Il devient bientôt évident que la nouveauté de l’intégrisme islamique pour Hardt/Negri réside dans ce à quoi il s’oppose – de façon réelle ou dans l’imagination des deux auteurs. Le « modernisme » islamique, déplorent-ils, était « codé et surcodé comme une assimilation ou une soumission à l’hégémonie euro-américaine. » Et, dans la foulée, ils affirment que la nouveauté de « la résurgence contemporaine du fondamentalisme est… le refus des puissances en émergence dans le nouvel ordre impérial [postmoderne]. » Mais le mouvement des Frères musulmans fut fondé en Égypte en 1928. Il était anti-impérialiste et adopta la salafiyyah (l’idée que les « premières générations » de l’islam fournissent le modèle de la vie contemporaine). La tentative d’assassinat de Nasser en 1954 par un de ses membres constituait-elle une transgression postmoderne ? Sayyib Qutb, le principal intellectuel des Frères musulmans dans les années 1950 et 1960, était-il postmoderne lorsqu’il comparait les régimes arabes nationalistes – « modernes », selon Hardt/Negri – à la jahiliyya (le terme employé par le Coran pour désigner l’époque d’« ignorance » d’avant Mohammed) et voulait les remplacer par un État islamique mondial comme le califat d’origine ? Si on acceptait la thèse de Hardt/Negri, un nouveau califat serait alors postmoderne. Qutb, que Nasser fit exécuter en 1966, exerça une influence considérable sur les intégristes du Moyen-Orient dans le dernier quart du XXe siècle… Qu’en est-il de Raad Salah, probablement le principal intégriste aujourd’hui parmi les Arabes israéliens ? Est-il véritablement un transgresseur postmoderne lorsqu’il avance que « tous ceux qui affirment que les femmes ont le droit de faire ce qui leur plaît avec leur corps fomentent l’anarchie » ? Lorsqu’il proclame que l’homosexualité est un « grand crime » ? Que soixante-dix vierges attendent les martyrs (lire : les auteurs d’attentats-suicides) au paradis parce que « nous avons la preuve. C’est écrit dans le Coran et dans la sunna » [textes traditionnels liés au prophète Mohammed] ? Et qu’en était-il du cheikh Ahmed Yacine, chef spirituel du Hamas, l’organisation intégriste palestinienne (constituée par les Frères musulmans palestiniens qu’il dirigeait autrefois) ? Était-il engagé dans une révolte postmoderne contre les marchés mondiaux lorsqu’il déclara, en mars 2002, que « les femmes peuvent perpétrer des attentats-suicides seulement si elles ont la protection d’un homme à leurs côtés » ? Sans chaperon, elles risqueraient une rencontre malencontreuse. Quoi qu’il en soit, les femmes doivent rester chez elles « pour assurer la survie de la nation 3. » Quelque temps avant l’essor de la postmodernité – il y a plus d’une dizaine de siècles, l’islam en expansion postula une lutte mondiale entre le « camp de l’islam » et le « camp de la guerre ». Ce millénarisme a toujours constitué une tendance puissante au sein de l’islam. Seule sa mise en œuvre à la fin du XXe siècle peut sembler « nouvelle ». Les catégories de fondamentalistes – musulmans, chrétiens, juifs, libéraux, marxistes, nationalistes, postmodernes, etc. – peuvent varier ; ils partagent tous une structure intellectuelle similaire, un engagement à quelque système de données essentielles « éternelles » qu’ils imposent au présent et qu’ils tentent toujours d’interpréter de l’intérieur. Le Goush Emounim (bloc de la foi), le mouvement pionnier juif en Cisjordanie, associe l’orthodoxie religieuse « moderne » et le nationalisme, et trouve sa « constitution » dans la Torah. Les Frères musulmans ont déclaré depuis longtemps que le Coran était leur « constitution ». La pensée fondamentaliste fait appel, en général, à un mélange d’écrits et de passé lointain imaginaire – et c’est pourquoi elle peut apparaître comme radicale lorsqu’on l’applique au monde contemporain. Bassam Tibi, un intellectuel, le résume bien lorsqu’il écrit que les intégristes musulmans « invoquent… sélectivement des “principes” (usul) choisis de l’islam et les présentent de façon déformée comme les fondements et la nature de l’authenticité politico-culturelle 4. »

Il est ainsi aisé pour Hardt/Negri de parler de façon interchangeable de l’« intégrisme » islamique et du « radicalisme » islamique sans stigmatiser le radicalisme réactionnaire. Pour eux, le « modernisme » islamique est fongible. Mais le « modernisme islamique » est bien plus compliqué et bien plus diversifié que l’acceptation « surcodée » de « l’hégémonie euro-américaine » et il entretient des relations ambiguës avec l’intégrisme. Les principaux réformateurs islamiques de « l’époque libérale », des penseurs comme al-Tahtawi, al-Afghani ou Muhammad Abduh, préconisaient un réveil islamique fondé sur des principes de base accompagnés d’une réforme, tout en ayant une compréhension critique, mais à multiples facettes de la relation de leur foi face à la « modernité », à la rationalité et à « l’Occident [5] ». Les Frères musulmans eux-mêmes qualifiaient leur propre intégrisme de « modernité » musulmane. « Les radicalismes islamiques contemporains » nous informent Hardt/Negri, se fondent « en premier lieu » sur l’ijtihad. Ils expliquent que cette expression signifie en arabe « pensée originelle » et que les radicaux islamiques sont engagés dans « l’invention de valeurs et pratiques originelles qui, peut-être évoquent celles d’autres époques…, mais sont en fait dirigées en réaction à l’ordre social actuel. » Si l’on regarde d’un peu plus près, on constate que les propos de Hardt/Negri sur l’ijtihad ressemblent fort à ceux de Foucault sur le « gouvernement islamique ». Ce terme, qui provient en fait de la jurisprudence islamique des VIIIe et IXe siècles, désigne un effort individualisé de raisonnement juridique portant sur l’interprétation et l’application d’une loi religieuse. Un mujtahid (« quelqu’un qui se donne de la peine ») n’invente pas des valeurs originales ; il déduit des règles de comportement des textes saints. L’ijtihad joua un rôle complexe dans l’histoire islamique. Au XVIIIe siècle, c’est-à-dire environ deux siècles avant la postmodernité, la secte wahhabite l’adopta, dans le cadre d’un retour aux principes de base isla­miques (c’est-à-dire au Coran, à la sunna et à l’héritage des « premières générations » de l’islam). Ces intégristes, ancêtres spirituels du régime saoudien, soutenaient un égalitarisme puritain des croyants par opposition à ce qu’ils percevaient comme une décadence du monde islamique. Au XIXe siècle, ce furent les « modernistes » islamiques – al­Afghani, Abduh et d’autres – qui plaidèrent en faveur de l’ijtihad.

Rashid Rida, un élève d’Abduh, fit de même et sa conception d’un État islamique était similaire à celle qu’adoptèrent les Frères musulmans et les dirigeants de la révolution de l’Iran 6. Bref, tant sur le plan historique que conceptuel, tout ce qui concerne ce terme et la relation entre intégrisme et modernisme est plus complexe que ne le laissent penser les oppositions binaires de Hardt/Negri. Les « discours » des postmodernes et des intégristes sont antithétiques « à presque tous égards », écrivent Hardt/Negri, cependant, les postmodernes et la vague actuelle d’intégristes ont surgi non seulement en même temps, mais également en réaction à la même situation, mais à des pôles opposés de la hiérarchie mondiale. » Mais où se situent les Saoudiens dans cette hiérarchie ? La diffusion de l’intégrisme wahhabite, depuis toujours une minorité extrémiste distincte au sein de l’islam, a-t-elle été déterminée par la misère de la terre postmoderne ? Ou a-t-elle été alimentée dans le monde par les revenus pétroliers saoudiens ? Sans les marchés pétroliers mondiaux, les Saoudiens – ainsi que la clique d’Ossama ben Laden dont la plupart des membres sont issus de familles riches – auraient remporté peu de succès dans leurs tentatives d’identifier leur sectarisme à la civilisation musulmane. La rivalité entre les Saoudiens (wahhabites, arabes) et les Khomeynistes (chiites, persans) pour l’hégémonie des mouvements musulmans à travers le Moyen-Orient et au-delà explique bien davantage la diffusion du fondamentalisme que ne le font les catégories des théoriciens post­modernes. Les deux pays, l’Arabie saoudite et l’Iran, se situaient en général dans la « hiérarchie mondiale », mais ils se trouvent également de part et d’autre de ce que Téhéran appelle le Golfe persique et Riyad le Golfe d’Arabie. Être contre

Le problème ne réside pas seulement dans le fait que Hardt/Negri grappillent à leur guise dans les sources textuelles et l’histoire contemporaine. Le problème, c’est la politique qu’ils visent à enjoliver en agissant ainsi. Comparons les rapports des postmodernes et des fondamentalismes avec les commentaires de Georg Lukács dans une lettre adressée à Paul Ernst. Les deux hommes avaient été des anti­capitalistes romantiques avant la Première Guerre mondiale, puis avaient emprunté des voies politiques divergentes. Lukács, critique et philosophe, devint bolchevique ; Ernst, auteur dramatique et poète, devint un conservateur nationaliste. Le premier croyait avoir trouvé la classe messianique, le vecteur par lequel la vie et l’histoire – la Vie et l’Histoire – seraient sauvées. Le second demeura anticapitaliste, aspirant à un monde imaginaire – pur et idyllique – non contaminé par l’es­sor de la barbarie commerciale. « Quelles que puissent être les divergences de nos idées, lui écrivit Lukács en 1920, le débat est possible tant que nos jugements sur le capitalisme sont similaires. J’estime que vous vous trompez sur presque toutes les questions, mais vous n’êtes pas de l’autre côté des barricades 7. » De même que léninistes et nationalistes conservateurs étaient, en dépit de leurs divergences, du même côté des barricades contre le capitalisme, postmodernes et fondamentalistes réagissent, semble­t-il, de concert, en dépit de discours antithétiques, à ce que Hardt/Negri appellent « Empire ». L’Empire est pour eux un nouveau paradigme induit par la transfiguration de la modernité en post­modernité. Il laisse derrière lui les États souverains, les nations et l’impérialisme, et n’a pas de « centre ». Par conséquent, il « n’est pas américain », même si les États-Unis y occupent une position privilégiée. Il est cependant un « tout systémique », écrivent Hardt/Negri dont la réflexion s’inspire du philosophe postmoderniste Gilles Deleuze et du théoricien des systèmes Niklas Luhmann. Deleuze préconisait une réflexion métaphysique « systématique », contrairement à celle de la plupart des postmodernistes opposés aux « grands récits » et parlant d’un univers « fragmenté ». Mais un système deleuzien n’a ni essence ni principe de base. Dans L’Anti-Œdipe, Deleuze et Félix Guattari soulignaient que nos vies sont des machines – « réelles, non au sens figuré ; des machines mettant en jeu d’autres machines, des machines mues par d’autres machines avec tous les couplages et connections nécessaires. » Lorsqu’on relie la conception de Deleuze à la notion d’« autopoiesis » de Luhmann, c’est-à-dire un système de communication autoproduit et autoréférentiel, le « principe fondamental » du « tout » de Hardt/Negri commence à prendre une forme quelque peu indéterminée : dans Empire, « le pouvoir n’est doté d’aucun terrain ou centre véritable localisable. Le pouvoir impérial est réparti en réseaux par l’intermédiaire de mécanismes de contrôle mobiles et articulés ». La révolte devra donc passer partout par ces mécanismes décentrés.

La communication est désormais « l’élément central établissant les relations de la production. » Notre monde déréglé, « informatisé » se reproduit « immatériellement ». Ce que Foucault appelait « société disciplinaire », produit de la modernité, devient, selon Hardt/Negri une « société de contrôle », de « biopouvoir » dans l’Empire post­moderne. Dans une société disciplinaire, les « appareils » sociaux, depuis les prisons aux asiles, en passant par les cliniques, imposent des critères de normalité et de déviance. « La police englobe tout », comme l’écrivit Foucault. « Il n’y a aucune différence sub­stantielle entre la prison et le reste de la vie », déclara Negri dans une interview, peu avant d’être emprisonné en Italie, inculpé (pour des raisons parfaitement plausibles) d’avoir, plusieurs années auparavant, incité à la violence politique 8. Le New Deal représentait « la forme la plus achevée de gouvernement disciplinaire », lit-on dans Empire, parce que la société tout entière, une « société-usine », était « subsumée sous la férule du capital et de l’État ». L’Union soviétique, elle aussi « société-usine », avait échoué parce qu’elle avait été incapable de transcender la « gouvernabilité disciplinaire ». Hardt/Negri stigmatisent l’idéologie de la guerre froide pour avoir opacifié les « occasions extrêmement puissantes de créativité et de liberté » dans l’histoire soviétique. En fait, presque tous les livres traitant du totalitarisme peuvent être « rejetés sans hésitation. » Cependant, l’Empire dans lequel nous vivons, tels qu’ils le décrivent, est à bien des égards un 1984 moderne. C’est un monde de mauvaise foi et de contradictions, une « société de contrôle » dans laquelle les « mécanismes de maîtrise » prétendent être démocratiques alors qu’ils généralisent en fait le « caractère disciplinaire » dans nos « cerveaux et corps ». Le biopouvoir « régule la vie sociale de l’intérieur ». À la place du parti de Big Brother, « une machine… globalisée », dans les sphères de l’économique, de l’industriel et des communications, commande « la vie tout entière de la population. » Ils concluent – et O’Brien du livre d’Orwell aurait certainement approuvé – que ce n’est pas la « vérité qui nous rendra libres, mais la prise de contrôle de la production. »

Il n’est nul besoin d’être un adepte du fondationalisme philosophique – croire en des vérités anhistoriques – pour trouver dans cette dernière formule le court-circuit auto-poïétique par lequel se relient anti-fondationalisme et fondamentalisme. Toute l’histoire postmoderne est l’histoire de l’affrontement de producteurs de vérité, et il semble ne s’exercer aucun contrôle. Pour Hardt/Negri, la vérité importante c’est ce Contre quoi on est. Ou peut-être, la vérité importante est-elle simplement d’être Contre – parce qu’ils ne semblent pas apprécier le fait que personne n’est plus fondationaliste qu’un fondamentaliste. Tant qu’on est Contre, la raison importe peu. Il importe peu que les intégristes musulmans contemporains croient, selon les propos de Tibi, que « le savoir moderne doit être islamisé » ou, plus exactement, ré-islamisé, parce qu’ils s’imaginent que toute la science provient, en définitive, de l’islam 9. Ce qui importe pour Hardt/Negri, c’est d’« être Contre ». C’est « fondamentalement la clé de toute attitude politique active dans le monde ». L’« expérience vécue de la multitude mondiale » en est animée « au niveau le plus fondamental et le plus élémentaire. » C’est un leitmotiv quasi heideggérien, bien que les auteurs ne le disent pas. Dans Être et temps, Heidegger avait inventé l’expression « être-avec » (Mitsein) pour décrire comment une personne peut perdre son moi dans « les autres », c’est-à-dire comment une personne peut devenir « inauthentique » en « tombant » dans la masse. Hardt/Negri reconnaissent que le prolétariat, au sens marxiste, ne sera pas une classe messianique. Mais ils disposent d’un substitut postmoderne tiers-mondiste. Ils espèrent que la « multitude mondiale » forgera une nouvelle force collective libératrice par l’« être­contre », et notamment l’« être-contre » l’Empire. L’« être-contre » permet à Hardt/Negri de réunir sous une même rubrique Chiapas, le fondamentalisme et la place Tienanmen. Les participants des émeutes de Los Angeles de 1992 et l’intifada ne le réalisent peut-être pas – on peut dire qu’ils ont peut-être seulement un intérêt local plutôt qu’une conscience mondiale décentrée – mais tous refusent « le régime post-fordiste de contrôle social ». Ces soulèvements, indépendamment de leur contenu, sont postmodernes et potentiellement libérateurs. Toute personne authentiquement « contre » est du même côté des barricades. À un moment donné, dans Empire, les auteurs font l’éloge d’Edward Saïd pour s’être plaint de ce que les « Orientalistes » homogénéifient l’« Orient ». Enfin, la plupart des intellectuels occidentaux ne procèdent pas à un examen empirique de « l’Orient », mais le considèrent comme un objet créé par leurs propres discours fondés sur des préjugés. Mais comme Hardt/Negri ne reconnaissent pas que c’est exactement ce que fait Saïd lorsqu’il traite du Moyen-Orient, on ne peut guère s’attendre à ce qu’ils reconnaissent qu’eux aussi sont des homogénéisateurs acharnés lorsqu’ils écrivent sur l’« être-contre ». En fin de compte, on sent que la préoccupation de Hardt/Negri est davantage une crise de rage ontologique qu’une politique alternative. Et si l’on ne sait pas qu’on est véritablement contre le marché mondial – si, disons, vous êtes un Palestinien qui vit dans la misère depuis des décennies dans un camp de réfugiés à Gaza et que vous ne saisissez pas que le post-fordisme est votre véritable problème – eh bien… Hard/Negri le savent pour vous.

Lucien Goldmann, un humaniste socialiste dont les travaux furent éclipsés par le postmodernisme, fit un jour remarquer comment Lukacs et Heidegger se rallièrent à des dictateurs, respectivement Staline et Hitler, convaincus qu’en tant que théoriciens, ils saisissaient la signification de la « totalité » mieux que leurs dirigeants politiques 10. On trouve, je pense, un orgueil similaire chez Hardt/Negri, non seulement dans leurs débats sur le fondamentalisme et sur quiconque est « contre », mais dans la véhémence de leurs tonalités prophétiques. Ils écrivent comme si rien n’avait jamais mal tourné au nom de « la gauche » ou de l’« authenticité ». Un ton analogue peut être discerné dans une partie de la gauche intellectuelle après le 11 septembre – chez ceux dont la première impulsion fut non pas de pleurer les innocents assassinés, mais d’expliquer comment cet événement (oui, oui, un événement malheureux) démontrait à quel point ils avaient toujours raison sur tout.

 

Le bon, le mauvais et le moderne

En fait, Hardt et Negri pensent vraiment que quelque chose a mal tourné dans la gauche, et cela transparaît non seulement dans ce qu’ils écrivent, mais également dans leur voix. C’est une voix compréhensive, voire empathique, lorsqu’ils parlent des intégristes, si « antithétique » que soit leur discours par rapport au leur. Mais la voix se fait méprisante lorsqu’ils évoquent les socialistes non communistes. « Le grand gouvernement centre-gauche et socialiste », protestent­ils, a apporté une grande « répression et destruction de l’humanité. » Le libéralisme et le socialisme furent les deux grandes « idéologies » de la « phase de maturité » de la modernité, lorsque « l’immanence » a perdu au profit de la « transcendance. » Selon ce grand discours, l’humanisme des débuts de la Renaissance était une bonne chose parce qu’il libéra des forces « immanentes » – c’est-à-dire créatrices, matérielles, « révolutionnaires ». Mais ces forces de la bonne modernité donnèrent aussi naissance à la Réforme et aux guerres de religion. L’ordre fut alors rétabli par un nouveau pouvoir « transcendantal », la « machine de souveraineté ». Plus simplement, pour Hardt/Negri, l’État moderne, défini par sa capacité à légiférer et à appliquer la loi, représente la « contre-révolution ». « Thermidor » fut révélé en particulier par « l’humiliante et déplorable paix » qui mit fin à la guerre de Trente ans. Le traité de Westphalie en 1648 créa le système de l’État moderne et confirma le principe du XVIe siècle « cuius regio, eius religio » (celui qui gouverne un pays détermine sa religion). « La religion elle-même devenait la propriété du dirigeant », déplorent-ils. Elle était « subordonnée au contrôle territorial du souverain. » Il s’ensuit de sombres développements. Le concept de nation émerge, s’avérant n’être rien de plus qu’une réinvention du « corps patrimonial de l’État monarchique », si ce n’est que l’ordre féodal du sujet céda devant l’ordre disciplinaire du citoyen. » L’identité nationale était indissolublement liée à « la construction d’une différence raciale absolue », et ainsi, la mauvaise modernisation nous donne aussi l’eurocentrisme et l’impérialisme (moderne).

Pire encore, il nous donne les Lumières incarnées par Emmanuel Kant. Pour Hardt/Negri, le rationalisme kantien « transcendantal » est « la liquidation définitive de la révolution humaniste ». En termes plus simples, Kant nous proposait de ne considérer le monde que comme un chaos de sensations si nous ne partagions pas une structure cognitive qui aurait a priori déployé des concepts. C’est pourquoi nous pouvons communiquer rationnellement les uns avec les autres et parler du monde comme d’une loi. C’est pourquoi également le kantisme est une sorte d’universalisme libéral ; la loi raisonnable vient du dedans de nous tous. Mais, pour Hardt/Negri, si l’on relie la loi de Kant de l’intérieur à la loi imposée de l’extérieur (par la « machine de souveraineté »), la modernité libérale devient pratiquement totalitaire. Le kantisme dénie « toute force d’immédiateté » et d’« immanence », écrivent Hardt/Negri. Ainsi, « les postmodernistes reviennent continuellement à l’influence persistante des Lumières comme source de domination. » Pour les postmodernistes, semble-t-il, les Lumières sont la jahilliya de l’Occident… Et si l’universalisme des Lumières fournit une justification idéologique de la mauvaise modernité, le libéralisme social de John Rawls, qui doit tant au rationalisme kantien, fait de même au nom de l’Empire. Pour la plupart des lecteurs, l’ouvrage de Rawls intitulé Theory of Justice est une expérience de réflexion dans laquelle des personnes différentes par leurs avantages sociaux et leurs capacités naturelles traitent des principes fondamentaux de la justice pour la société. Elles le font sous un « voile d’ignorance » imaginaire leur cachant la connaissance de leur propre situation sociale ou capacités (leurs particularités). Cela leur permet de discuter « honnêtement », c’est­à-dire, seulement sur la base d’une rationalité humaine commune et sans ingérence de leurs préjugés intéressés. Les délibérations, suggère Rawls, aboutissent finalement à un consensus sur un libéralisme politique et sur l’idée que les inégalités ne sont justifiables que lorsqu’elles s’avèrent bénéficier aux membres les moins avantagés de la société. Pour Hardt/Negri, le voile est en fait un masque idéologique. Après tout, ils espèrent que l’« être-contre » soudera la multitude. Les concitoyens de Rawls sont liés par une rationalité humaine commune et tous les bons postmodernistes savent que la rationalité doit comporter quelque stratagème de domination. Ainsi, Hardt/Negri nous disent que la « domination impériale » a besoin d’un moment « inclusif ». En nous empêchant de discerner les différences, « un voile d’ignorance prépare une acceptation universelle » du caractère « totalitaire » de l’Empire qui poursuit sa propre logique comme une « machine de technologie de pointe ». Ce système doit aussi effacer les remises en question ; c’est pourquoi il y a des guerres du Golfe. Et les organisations non gouvernementales – notamment des groupes de défense des droits de l’homme comme Amnesty International, Médecins sans Frontières, ou Oxfam – sont une « police morale » dont « l’interventionnisme moral », souvent, « prépare le terrain » pour une intervention militaire. En procédant à une torsion, on voit comment, par leur discours, Hardt/Negri véhiculent leur hostilité au libéralisme et au socialisme. La Renaissance fut certainement une grande force d’émancipation intellectuelle, mais elle ne représente guère « le triomphe du laïcisme » comme ils le présentent. Elle contribua au laïcisme, principalement en légitimant des autorités rivales (plus précisément les Anciens à côté de l’Église), mais la plupart des intellectuels de la Renaissance estimaient que leur humanisme n’entrait pas en contradiction avec leur christianisme. Par ailleurs, l’Europe n’est pas devenue ce que l’historien R. I. Moore appelle « une société de persécution » lorsque la Mauvaise Modernité a pris la forme de l’État souverain. Elle l’est devenue aux XIe et XIIe siècles – avant la « modernité » – lors de ce qui est parfois qualifié de « Renaissance du XIIe siècle ». Un changement fondamental se produisit à cette époque lorsque la « violence délibérée et socialement sanctionnée commença à être dirigée par les institutions gouvernementales, judiciaires et sociales en place contre certains groupes de gens » – hérétiques, Juifs, lépreux, « sodomites », etc. – « définis par des caractéristiques comme la race, la religion ou le mode de vie et… l’appartenance à de tels groupes en arriva, en soi, à être considérée comme justifiant ces attaques [11]. »

Hardt/Negri tiennent tellement à dénoncer l’eurocentrisme qu’ils ne perçoivent pas comment les préjugés pré-modernes contre les Autres à l’intérieur de l’Europe pouvaient se traduire en intolérance parmi les chrétiens, puis en négation des Autres de l’extérieur. Il n’est pas étonnant que la Shoah apparaisse dans leur discours comme n’étant rien de plus qu’un détail de la modernité… Hard/Negri s’intéressent à l’« immanence », pas à la tolérance, sinon, ils auraient compris que, aussi bien dans la Paix d’Augsbourg de 1555 que dans le traité de Westphalie, le principe « cuius regio, eius religio » signifie l’acceptation d’un multiconfessionalisme en lieu et place des tentatives sanglantes d’imposer une uniformité religieuse sur le continent. Dire qu’un prince peut imposer sa religion dans son territoire signifie, dans le contexte des XVIe et XVIIe siècles, que les Européens se résignaient à la différence, c’est-à-dire à accepter l’un à côté de l’autre catholicisme et protestantisme. En fait, le traité de Westphalie alla plus loin que celui d’Augsbourg en soutenant, quoique d’une façon limitée, que les sujets des religions minoritaires dans une principauté devaient bénéficier de protections civiles. Il est vrai que le traité de Westphalie n’a pas créé ce que voulaient Hardt/Negri – une « hybridité » postmoderne. Mais, franchement, l’hybridité postmoderne n’était guère une option à l’époque. Ce qui était possible, c’était une démarche pragmatique vers le pluralisme européen qui était considérablement moins déplorable que les massacres des redoutables guerriers de Dieu entre eux. Cette démarche nécessitait des États souverains placés au-dessus des religions rivales. Ces États, même absolutistes, ne représentaient pas le « Thermidor » de l’humanisme de la Renaissance ; ils constituaient une condition sine qua non à l’existence de sociétés pluralistes autorisant l’expression de discours divergents. Le concept de nation ne réinventait pas simplement « le corps patrimonial de l’État monarchique ». Il le démocratisait en suggérant qu’une communauté politique de citoyens égaux pourrait remplacer des royaumes constitués de sujets du monarque.

Cela requérait une « différence » parmi les républiques ou nations, parce que cela supposait une autonomie plutôt que la mobilisation d’une « multitude » mondiale. Mais l’autonomie et le nationalisme (ce dernier était un terme de la gauche au début du XIXe siècle) comprenaient des dimensions créatrices à la fois inclusives et exclusives, de démocratisation et « Autres ». Les libéraux et les socio­démocrates acceptèrent en général la structure qui en résulta, c’est-à-dire la nécessité de communautés politiques limitées. Pour Hardt/Negri, c’est leur péché originel. Comment peut-on voir des dimensions à la fois positives et négatives dans les Lumières ou l’État libéral démocratique ? Le réformisme social au sein d’une structure libérale démocratique n’est apparemment qu’un piège de plus dans le mécanisme de domination. La mondialisation, estiment Hardt/Negri, recèle l’alternative.

 

Immanence de nos jours ?

« Laissez un millier de machines de vie, d’art, de solidarité et d’action balayer la stupide arrogance sclérosée des vieilles organisations », écrivaient Guattari et Negri dans un article intitulé « Des communistes comme nous ». Dans Empire, on apprend que la Mauvaise Postmodernité peut être remplacée par la Bonne Postmodernité grâce à l’« être-contre ». « La mondialisation doit se heurter à la contre-mondialisation, l’Empire au contre-Empire. » La chose est possible parce que « le corps de la multitude peut se configurer comme un telos. » Ce telos est « théurgique » – ce qui signifie, dit mon dictionnaire, que l’agencement divin est à l’œuvre. Dans leur quête du contre-Empire, qu’ils appellent aussi « la ville terrestre de la multitude », Hardt/Negri semblent pénétrer dans leur propre domaine de spiritualité politique. « Le pauvre est dieu sur terre », nous disent­ils, « il existe une Pauvreté mondiale, mais il y a surtout le Potentiel mondial, et seul le pauvre en est capable. » Hardt/Negri cherchent leur inspiration chez saint Augustin. Selon leurs propres mots, ce dernier réalisa qu’« aucune communauté limitée ne parviendra à fournir une alternative à la domination impériale [romaine, en décomposition] ; seule une communauté catholique universelle rassemblant toutes les populations et toutes les langues dans une entreprise commune pourrait réaliser cela. » Ils expliquent ensuite que « notre pèlerinage sur terre…, contrairement à celui de saint Augustin, n’a aucun telos transcendant ; il est et demeure absolument immanent. Son mouvement continuel, rassemblant les étrangers dans la communauté, faisant du monde son foyer, est à la fois un moyen et une fin, ou plutôt un moyen sans fin. » Le syndicalisme – le « mouvement perpétuel » – des Travailleurs industriels du Monde au tournant du XXe siècle était « un pèlerinage immanent ». Il incarnait « le grand projet augustinien de l’époque moderne. »

Et c’est aussi un projet postmoderne. De nos jours, l’être-contre libèrera le « désir » de la multitude afin que « les technologies et la production » puissent être dirigées « vers sa propre joie [celle de la multitude] et l’augmentation de son pouvoir. » L’internet représente une telle technologie parce que c’est une « structure en réseau non hiérarchique et non centralisée » – un « rhizome » en langue deleuzienne. Parce que Hardt/Negri considèrent les êtres humains comme des machines « désirantes », les images mécaniques et organiques semblent toujours fusionner. Dans une métaphore révélatrice, ils fournissent ce qu’on pourrait appeler « la théorie capillaire » de l’évolution postmoderne. Les capillaires sont des petits vaisseaux sanguins situés entre les terminaisons des artères et le début des veines, c’est-à-dire, entre les vaisseaux sanguins partant du cœur et y arrivant. Ayant qualifié les organisations non gouvernementales de police morale au début d’Empire, Hardt/Negri poursuivent en les décrivant comme « les terminaisons capillaires des réseaux contemporains du pouvoir. » En d’autres termes, « l’appel moral universel » de ces ONG pourrait, dialectiquement, annoncer un retournement de la direction du biopouvoir.

Ce retournement rappelle le moment le plus précaire de la pensée politique de Marx – lorsqu’il imaginait qu’un État prolétaire centralisant la domination sur la vie économique (dans la première étape du communisme) conduirait dialectiquement à une société sans État (dans la seconde phase du communisme, sans classes). L’objectif du retournement dialectique postmoderne est un monde de mouvements déterritorialisés, les rhizomes – et Hardt/Negri pensent qu’il s’inscrit dans le présent. Avec la machine de domination, l’Empire postmoderne « nous présente une alternative : la série de tous les exploités et les opprimés, une multitude directement opposée à l’Empire, sans aucune médiation. À ce stade, comme le dit saint Augustin, il nous incombe de discuter, de notre mieux, « de l’ascension, du pouvoir et du destin ultime des deux Cités… que nous trouvons… liées, imbriquées l’une dans l’autre. » Mais à nouveau, ici, dès que leur spiritualité politique est affirmée, le langage et les idées deviennent fongibles. Lisez Augustin et vous trouverez qu’il ne peut y avoir aucun « projet augustinien » au sens de Hardt/Negri. Augustin pensait que « l’ensemble de la race humaine est condamnée » au « châtiment pour des siècles » à cause du péché originel. Il ne croyait pas que l’humanité était composée de pèlerins voués à un telos transcendant. Ses pèlerins sont la minuscule minorité sauvée par la grâce « imméritée ». Rien de ce qu’ils font ne la leur garantit ; ceux de la Cité terrestre ne savent pas s’ils l’ont ou non, s’ils seront séparés des damnés voués à la direction opposée à la Cité de Dieu. Ainsi, lorsque saint Augustin dit que les « fins du destin » des deux Cités se mêlent dans notre monde, ses hypothèses sont à l’opposé de celles de Hardt/Negri. L’humanité ne se trouve pas sur la même route, et l’utopie est donnée d’en haut à un petit nombre d’hommes dans la vie après la mort. Si l’on prend au sérieux les hypothèses augustiniennes, on ne peut parvenir à des conclusions bancales. Ce serait comme si l’on affirmait que l’intégrisme musulman est un phénomène postmoderne. Et qu’en est-il si un « millier de machines de vie, d’art, de solidarité et d’action » ne s’épanouissent pas ? Et que se passe-t-il si aucune Grève générale de la multitude ne rend divine la Cité terrestre ? C’était, après tout, le problème de Lénine. Il le résolut en plaçant l’avant-garde du parti avec son approche « scientifique » de l’histoire, entre les deux Cités. Hardt/Negri donnent dans le bolchevisme postmoderne. Ils veulent que l’« être-contre » devienne, dialectiquement, spirituellement, une immanence spirituelle, mais ils doivent savoir que seuls les intellectuels postmodernes assimileront leur discours. Après tout, leur théorie de la communication révolutionnaire explique que le telos théurgique de la multitude désirante de l’Empire décentré sera atteint joyeusement tandis que son être-contre est configuré rhizomatiquement. Si vous faites partie de la multitude et que cela ne vous explique pas parfaitement votre monde, eh bien, c’est que tout le monde n’a pas compris Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine.

Ainsi, Hardt/Negri nous disent que c’est le « militant » qui « exprime le mieux la vie de la multitude ». Ce militant est personnifié non seulement par les combattants et intellectuels « de la liberté » du siècle dernier, mais – et c’est plus important – par saint François d’Assise : telle est la version de la salafiyyah que donnent Hardt/Negri. « Une fois de plus, dans la postmodernité, nous nous trouvons dans la situation de saint François, opposant à la tristesse du pouvoir la joie de l’être. C’est une révolution qu’aucun pouvoir ne contrôlera – parce que biopouvoir et communisme, coopération et révolution demeurent liés, dans l’amour, la simplicité et l’innocence. C’est la légèreté et la joie à toute épreuve d’être communiste. » Ou s’agit-il d’une grande « Deleuzion » 12 ? Considérons ce que « être-contre » devrait être, selon Hardt/Negri. D’abord, la « citoyenneté mondiale ». Mais lorsqu’ils la définissent, elle se transforme en un chœur postmoderne : « La multitude doit être capable de décider si, quand et où elle se meut. » La multitude est-elle ce « elle » ? Ou s’agit-il d’êtres humains ? Seule ce « elle » peut demeurer en « perpétuel mouvement » comme dans l’imagination de Hardt/Negri sur le pèlerinage augustinien des Faibles. Dans Empire, le mot « multitude » n’incarne pas l’humanisme postmoderne. Il représente le « désir » figé de ses auteurs. Après tout, la plupart des êtres humains ont besoin de moments et de lieux, autant que de métamorphoses. Les Palestiniens ne veulent pas de mouvement perpétuel ; ils veulent la souveraineté (comme les sionistes). Dans notre monde globalisant, les pauvres émigrés ne recherchent pas le « mouvement perpétuel » comme une fin en soi ; ils aspirent à des endroits où vivre décemment et en sécurité. Seul le capital en quête de profits peut vivre en mouvement permanent. Peut-être des intellectuels cosmopolites le peuvent aussi lorsqu’ils sont en quête de conférences et de célébrité internationale. Mais, en général, ils veulent aussi… la sécurité de l’emploi – et en ont besoin.

Les deux autres exigences soutenues par Hardt/Negri sont des salaires sociaux garantis pour tous et la « redistribution » des moyens de production. Ce ne sont guère des exigences postmodernes – elles comptent parmi les plus anciennes dans l’histoire de la gauche. Comment les mettre en application de nos jours ? Sur ce sujet, Hardt/Negri ont peu de choses à nous dire. Comme Foucault, ils cherchent un art de n’être pas gouvernés. Ils veulent que la multitude soit un « pouvoir constituant » sur le « terrain de la constitution ontologique ». Il n’est pas étonnant que la gauche postmoderne n’ait nulle part remporté de véritable bataille politique. Dès lors, comment expliquer l’engouement pour Empire ? L’une des raisons, c’est qu’il tente de remplir un vide à gauche. Le monde a changé de façon spectaculaire au cours des vingt-cinq dernières années du siècle par suite des révolutions intervenues dans la technologie et les communications, le progrès de la mondialisation néo-libérale et la fin de la guerre froide. La gauche socio-démocrate en Europe – et Bill Clinton aux États-Unis – ont réagi en parlant d’une « troisième voie » en grande partie dénuée d’imagination sociale. Cette troisième voie devint une simple voie d’adaptation, l’acceptation de « la fin de l’histoire ». Mais, si l’on sort de l’histoire, quelqu’un d’autre y fera vraisemblablement irruption. Les partis socio-démocrates participaient dans les années 1990 aux gouvernements d’une grande partie de l’Europe et ils s’adaptèrent. Leur adaptation est maintenant rejetée après chaque élection. La force politique inquiétante de la droite populiste en est l’une des conséquences. La popularité d’Empire, avec sa combinaison de spiritualité politique et son tiers-mondisme chantant, en est une autre. Alors que la social-démocratie bredouille, le postmodernisme chante. Mais que se passe-t-il si les pauvres n’incarnent pas la Possibilité mondiale ou le dieu de la Cité terrestre ? Qu’en est-il si la multitude n’est qu’un ensemble d’êtres humains souffrants ? Il incombe alors à la gauche d’imaginer des réformes mondiales, régionales, nationales et locales qui permettront à ces êtres humains de prendre en main la vie politique, sociale et économique – plutôt que d’en faire les moyens d’un fantasme intellectuel (décentré). Peut-être alors, vaudrait-il mieux pour la gauche parler des êtres humains comme s’ils étaient, par eux-mêmes, des fins plutôt que des « machines désirantes ». Peut-être n’est-ce pas un accident, mais un « symptôme » que les mots « biopouvoir », « multitude », et « rhizome » figurent en index d’Empire, mais pas le mot « démocratie ». La « bio­politique » d’Empire rappelle la caractérisation de la psychanalyse

Notes

1. Sur Foucault et l’Iran en anglais, voir notamment, Didier lyse par Karl Kraus : une partie du mal qu’elle prétend soigner Eribon, Michel Foucault, Harvard University Press, 1991, pp. . 281-295 ; James Miller, The Passion of Michel Foucault, Simon and Schuster, 1993, pp. 306-324 ; et les articles de Foucault « Open Letter to Mehdi Bazargan » et « Useless to Revolt ? », in Michel Foucault, Power : Essential Works of Foucault, Vol 3, The New Press, 2000.
2. Fred Halliday, Iran : Dictatorship and Development , Penguin Books, 1979, pp. 18-19.
3. Sur les commentaires de Salah, voir Jalal Bana, « Among the Believers », Haaretz, 26 octobre 2001 ; sur Yacine, voir Zvi Barel, « Make Children not War », Haaretz, 14 mars 2002. 4. Bassam Tibi, Islam between Culture and Politics , Palgrave, 2001, p. 15. 5. Voir l’étude classique d’Albert Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age, 1798-1939, Oxford Univer­sity Press, 1970.
6. J’ai puisé en partie dans Fazlur Rahman, Islam, Anchor Books, 1968, notamment pp. 81-93 et Hamid Enayat, Modern Islamic Political Thought, University of Texas Press, 1982, notamment pp. 47-49 et 81-102. 7. Voir Michel Löwy, Georg Lukács : From Romanticism to Bolshevism , New Left Books, 1979, p. 46.
8. Negri, un éminent intellectuel de l’extrême gauche italienne a passé plusieurs années en exil à Paris pour éviter la prison. Il est revenu en Italie en vertu d’un accord spécial lui permettant de n’être incarcéré que la nuit. L’interview sur vidéo « Retour vers le futur » a également paru sous forme de livre sous le titre Exil, Les yeux ouverts, 1998. Les idées de Negri sur la prison peuvent être utilement comparées avec sa représentation (et celle de Hardt) dans Empire des dernières années de la vie de Louis Althusser comme « sa période d’isolement ». Althusser étrangla sa femme, puis passa une décennie à fréquenter des hôpitaux psychiatriques.
10. Lucien Goldmann, Lukács et Heidegger, Youssef Ishaghpour, Denoël/Gonthier, 1973, pp. 76-79.
9. Tibi, op. cité,pp. 11-13.
11. Voir R. I, Moore, The Formation of a Persecuting Society : Power and Deviance in Western Europe 950­1250, Blackwell, 1992, pp. 4-5, et pp. 153-53. Ce livre est de toute évidence influencé par les méthodes de Foucault, mais avec une compréhension de l’histoire bien plus sûre que celle de la plupart des Foucauldiens.
12. Jeu de mots qui contracte Deleuze et delusion (illusion en anglais).

Mitchell Cohen souhaite remercier Michael Walzer et Richard Wolin pour leurs précieux commentaires sur les ébauches du présent article.

 


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