Maître
de conférences en droit privé à l’Université
Paris-Dauphine, diplômé de l’I.E.P. Paris ;
membre de l’Institut Droit-Dauphine ; participe au Campus
Ouvert Droit Éthique et Société ; différents
travaux publiés en droit de la consommation, droit pénal
et droit fiscal.
Premières
pages
«
L’antijudaïsme moderne est devenu la forme naturelle
de l’indifférence ; la persécution, la forme
naturelle du désœuvrement ; le déni de l’antijudaïsme
et de la persécution, la forme naturelle de l’opinion
raisonnable. »
J.-C. Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique,
éd. Verdier 2003, p. 130
Les
Juifs de France peuvent-ils se retrouver aujourd’hui dans
une situation telle que la pratique de la religion puisse les
vouer à l’exclusion et au non-droit ?
La question peut paraître paradoxale pour trois raisons.
Premièrement, le droit français est régi
par les principes d’égalité et de non-discrimination
qui prohibent les décisions prises à l’encontre
d’une personne en fonction de sa religion. Deuxièmement,
l’accession à la citoyenneté des Juifs après
la Révolution française s’est faite précisément
sur une base juridique à travers les réponses que
le grand Sanhédrin institué par Napoléon
a donné aux questions que celui-ci lui avait posées.
Entre autres aspects, les Juifs ont affirmé qu’ils
respectaient les règles du Code civil comme un devoir religieux.
Troisièmement, l’État français dispose
d’un arsenal de textes impressionnants pour réprimer
les actes et propos antisémites. Vue sous cet angle, la
situation des Juifs se confond logiquement avec celle de l’ensemble
des citoyens français. Cette identité a installé
une dialectique complexe entre l’assimilation et la continuité.
C. Kintzler montre ainsi que « dans une cité laïque,
la proposition « je ne suis pas comme le reste des hommes
» non seulement est possible, mais qu’il faut la placer
au fondement de l’association ». Et l’auteur
de poursuivre : « en entrant dans l’association, je
vous demande de m’assurer que je pourrai être comme
ne sont pas les autres, pourvu que je respecte les lois, lesquelles
ne peuvent avoir d’autre fin ultime que de m’assurer
ce droit». Pour le dire autrement, s’il est fondamental
que la réglementation facilite le droit de vivre de tout
homme, il est également tout aussi important qu’elle
lui permette d’exister en tant qu’individu. Dans cette
perspective, la lutte contre l’antisémitisme ne représente
qu’une facette de la prise en compte de la situation des
Juifs en France ; elle vise à permettre à tous les
Juifs, pratiquants ou non, de vivre en toute tranquillité
; elle nécessite en parallèle la reconnaissance
pour ceux-ci de pratiquer leur religion.
A notre époque, la possibilité de pratiquer sa religion
est supposée consacrée par l’article 9 de
la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales en vertu duquel « toute
personne a droit à la liberté de pensée,
de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté
de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté
de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou
collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement,
les pratiques et l’accomplissement des rites. La liberté
de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet
d’autres restrictions que celles qui, prévues par
la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société
démocratique, à la sécurité publique,
à la protection de l’ordre, de la santé ou
de la morale publiques, ou à la protection des droits et
libertés d’autrui ». Dès lors, si on
s’en tient aux grands principes, la situation des Juifs
pratiquants ne pose pas de problème : leur identité
est protégée et leur pratique respectée dans
les limites de ce qui est compatible dans le cadre d’une
société démocratique. Encore faut-il néanmoins
cerner les limites qui s’imposent actuellement aux Juifs
pratiquants.
Le présent article vise à montrer que la fixation
contemporaine de ces limites rompt l’équilibre laïc
originel ; elle privilégie l’indifférenciation
sur le respect des droits des individus. Ce qui est en jeu ce
ne sont pas les Juifs de façon générale et
abstraite (« la communauté ») mais les difficultés
que peut rencontrer un Juif pratiquant. Minorité au sein
des personnes se réclamant du judaïsme, sa situation
ne diverge pas de celle des personnes musulmanes ou chrétiennes
qui peuvent également rencontrer des difficultés
dans leur vie quotidienne.
Pour autant, mettre sur le même plan cette minorité
de Juifs et la minorité musulmane revient à ignorer
les différences existant entre ces populations. En effet,
l’insertion des Juifs dans la société française
a découlé d’une adhésion au pacte républicain,
procédure non reproduite lorsque l’État français
a institué les institutions représentatives du culte
musulman. En outre, la présence multiséculaire des
Juifs sur le territoire français fait que les Juifs ne
prétextent pas d’un préjudice imaginaire pour
exposer leurs situations. Si problème il y a, ce n’est
pas parce que le droit positif crée, comme le prétendent
les musulmans de France, une inégalité entre les
communautés, mais plutôt parce qu’il secrète
des inégalités entre citoyens contraires à
l’idéal républicain. Il est bien évident
que la question de la compatibilité de la pratique religieuse
avec les institutions démocratiques n’est pas nouvelle.
Aujourd’hui comme hier, des Juifs rencontrent des difficultés
lorsque, par exemple, ils demandent à s’absenter
en raison de fêtes religieuses. La différence que
nous voudrions toutefois souligner, c’est que le compromis
informel qui pouvait auparavant prévaloir a laissé
place à l’énoncé de règles strictes
et d’une doctrine en matière de laïcité
radicalement nouvelle et cependant non reconnue comme telle. (...)