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Laïcité 2005 : zones d’ombres et droits individuels
L’exclusion rampante des Juifs pratiquants

 

Publié dans le numéro 1 en Mars 2006

Jacques Amar

Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris-Dauphine, diplômé de l’I.E.P. Paris ; membre de l’Institut Droit-Dauphine ; participe au Campus Ouvert Droit Éthique et Société ; différents travaux publiés en droit de la consommation, droit pénal et droit fiscal.

 

Premières pages

« L’antijudaïsme moderne est devenu la forme naturelle de l’indifférence ; la persécution, la forme naturelle du désœuvrement ; le déni de l’antijudaïsme et de la persécution, la forme naturelle de l’opinion raisonnable. »
J.-C. Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, éd. Verdier 2003, p. 130

Les Juifs de France peuvent-ils se retrouver aujourd’hui dans une situation telle que la pratique de la religion puisse les vouer à l’exclusion et au non-droit ?
La question peut paraître paradoxale pour trois raisons. Premièrement, le droit français est régi par les principes d’égalité et de non-discrimination qui prohibent les décisions prises à l’encontre d’une personne en fonction de sa religion. Deuxièmement, l’accession à la citoyenneté des Juifs après la Révolution française s’est faite précisément sur une base juridique à travers les réponses que le grand Sanhédrin institué par Napoléon a donné aux questions que celui-ci lui avait posées. Entre autres aspects, les Juifs ont affirmé qu’ils respectaient les règles du Code civil comme un devoir religieux. Troisièmement, l’État français dispose d’un arsenal de textes impressionnants pour réprimer les actes et propos antisémites. Vue sous cet angle, la situation des Juifs se confond logiquement avec celle de l’ensemble des citoyens français. Cette identité a installé une dialectique complexe entre l’assimilation et la continuité. C. Kintzler montre ainsi que « dans une cité laïque, la proposition « je ne suis pas comme le reste des hommes » non seulement est possible, mais qu’il faut la placer au fondement de l’association ». Et l’auteur de poursuivre : « en entrant dans l’association, je vous demande de m’assurer que je pourrai être comme ne sont pas les autres, pourvu que je respecte les lois, lesquelles ne peuvent avoir d’autre fin ultime que de m’assurer ce droit». Pour le dire autrement, s’il est fondamental que la réglementation facilite le droit de vivre de tout homme, il est également tout aussi important qu’elle lui permette d’exister en tant qu’individu. Dans cette perspective, la lutte contre l’antisémitisme ne représente qu’une facette de la prise en compte de la situation des Juifs en France ; elle vise à permettre à tous les Juifs, pratiquants ou non, de vivre en toute tranquillité ; elle nécessite en parallèle la reconnaissance pour ceux-ci de pratiquer leur religion.
A notre époque, la possibilité de pratiquer sa religion est supposée consacrée par l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en vertu duquel « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Dès lors, si on s’en tient aux grands principes, la situation des Juifs pratiquants ne pose pas de problème : leur identité est protégée et leur pratique respectée dans les limites de ce qui est compatible dans le cadre d’une société démocratique. Encore faut-il néanmoins cerner les limites qui s’imposent actuellement aux Juifs pratiquants.
Le présent article vise à montrer que la fixation contemporaine de ces limites rompt l’équilibre laïc originel ; elle privilégie l’indifférenciation sur le respect des droits des individus. Ce qui est en jeu ce ne sont pas les Juifs de façon générale et abstraite (« la communauté ») mais les difficultés que peut rencontrer un Juif pratiquant. Minorité au sein des personnes se réclamant du judaïsme, sa situation ne diverge pas de celle des personnes musulmanes ou chrétiennes qui peuvent également rencontrer des difficultés dans leur vie quotidienne.
Pour autant, mettre sur le même plan cette minorité de Juifs et la minorité musulmane revient à ignorer les différences existant entre ces populations. En effet, l’insertion des Juifs dans la société française a découlé d’une adhésion au pacte républicain, procédure non reproduite lorsque l’État français a institué les institutions représentatives du culte musulman. En outre, la présence multiséculaire des Juifs sur le territoire français fait que les Juifs ne prétextent pas d’un préjudice imaginaire pour exposer leurs situations. Si problème il y a, ce n’est pas parce que le droit positif crée, comme le prétendent les musulmans de France, une inégalité entre les communautés, mais plutôt parce qu’il secrète des inégalités entre citoyens contraires à l’idéal républicain. Il est bien évident que la question de la compatibilité de la pratique religieuse avec les institutions démocratiques n’est pas nouvelle. Aujourd’hui comme hier, des Juifs rencontrent des difficultés lorsque, par exemple, ils demandent à s’absenter en raison de fêtes religieuses. La différence que nous voudrions toutefois souligner, c’est que le compromis informel qui pouvait auparavant prévaloir a laissé place à l’énoncé de règles strictes et d’une doctrine en matière de laïcité radicalement nouvelle et cependant non reconnue comme telle. (...)




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