Ingénieur
de formation, Vincent Bénard est collaborateur scientifique
de l’institut Hayek de Bruxelles et de l’institut
Turgot de Paris, deux think tanks libéraux francophones
pour lesquels il se consacre à l’analyse des problèmes
rencontrés par la société française
et des solutions concrètes issues de la pensée libérale
qu’il conviendrait de leur apporter. Il est le co-auteur
du rapport « hyper-république, l’administration
électronique au service du citoyen »,
remis au secrétaire d’État à la réforme
de l’État en janvier 2003.
Premières
pages
L
es étrangers avec lesquels je suis en contact sont souvent
surpris par le parti pris anti-libéral ouvertement affiché
par les Français, leurs représentants politiques
et leurs médias. Cette question les touche, car la France
apparaît aujourd’hui comme la principale force de
blocage des réformes au sein de l’Union Européenne
comme de l’OMC. Ces résistances, qui ont considérablement
freiné et empêchent encore l’ouverture de nombreux
marchés, de l’agriculture à l’énergie,
en passant par les services, sont particulièrement dommageables
pour les économies en phase d’émergence. Bien
que cet intérêt pour des questions apparemment franco-françaises
puisse paraître surprenant, beaucoup sont ceux hors de nos
frontières qui souhaitent savoir pourquoi la France est
tellement anti-libérale. Répondre à cette
question oblige rapidement à éviter les raccourcis
simplistes et les théories uni-causales. Des forces politiques
anti-libérales existent dans tous les pays du monde. Même
aux USA, la dernière campagne du parti démocrate
a démontré une radicalisation de la gauche américaine
contre l’économie de marché. Mais partout
dans le monde, ces idées très à gauche sont
efficacement contrebalancées par un fort courant libéral
qui a réussi à convaincre une part non négligeable
de l’opinion publique et du monde politique que les idées
qu’il portait étaient le plus à même
d’améliorer grandement le sort de la plus grande
part de l’humanité, y compris des plus déshérités.
Même des politiciens supposément de gauche comme
l’étaient Bill Clinton et Tony Blair, élus
sur des programmes très socialistes, ont adopté
une fois au pouvoir des politiques économiques d’inspiration
libérale, comprenant qu’elles seules étaient
à même de produire les richesses nécessaires
pour financer les volets sociaux de leur action.
Rien de tel en France. Le libéralisme
est un nain politique, et même la droite de notre échiquier
politique reste acquise aux recettes interventionnistes et keynesiennes
qui ont pourtant prouvé leur incapacité à
nous sortir de la crise vécue par notre économie
depuis 1973. Lors des élections présidentielles
de 2002, sur 16 candidats, un seul affichait clairement son orientation
libérale. Il n’a pas atteint 4 % des suffrages, un
peu moins que le candidat des chasseurs ! Les quatre candidats
communistes et assimilés ont totalisé 14 %, l’extrême
droite, au programme très interventionniste et anti-mondialiste
affirmé, a atteint 19 %, les écologistes 7 % et
les candidats des partis dits de gouvernement, qui ont tous pris
soin de se dissocier du libéralisme, et dont certains,
à gauche, flirtaient volontiers avec les extrêmes,
ont monopolisé les 50 % restant. Pourtant, jamais nous
n’aurons autant entendu parler de libéralisme que
lors de la campagne référendaire européenne.
Selon les avocats du oui, la constitution devait nous «
protéger des excès de l’ultra-libéralisme
», néologisme commode brandi en toute circonstance
par les interventionnistes comme bouc émissaire commode,
source de tous nos problèmes. Selon les partisans du non,
cette constitution était beaucoup trop libérale,
ce qui a beaucoup fait rire les gens qui savent un peu de quoi
ils parlent lorsqu’ils évoquent ce courant de pensée…
Bref, le libéralisme a été au centre du débat
européen, alors qu’en France, il n’a pas d’existence
politique.
Comment en sommes-nous arrivés
là ?
Le capitalisme libéral
souffre certes d’un handicap majeur en terme de marketing.
Nous le savons, la machine à créer de la valeur
du capitalisme est ce mécanisme de sélection permanente
des meilleurs producteurs, décrit par l’économiste
autrichien Joseph Schumpeter, sous le nom de destruction créatrice
de valeur. Les données récemment recueillies sur
l’économie montrent combien l’analyse Schumpeterienne
était pertinente. Ainsi, en France, il se créée
et se détruit chaque année environ 2,5 millions
d’emplois, en combinant les destructions volontaires (suite
à un départ d’un salarié de son propre
chef), majoritaires, et les destructions forcées, qui représentent
moins de 30 % du total, dont 2 % à peine pour les plans
sociaux collectifs 1. Les USA, dans les années 93-2000
(mandat de Bill Clinton), ont connu une augmentation nette de
leur force de travail de 21 millions de personnes, résultant
de la destruction de 242 millions d’emplois et de la création
de 263 millions 2 mieux payés que les anciens emplois dans
plus de 70 % des cas. Schumpeter lui même a reconnu que
le côté déplaisant de cette équa¬tion
vaudrait au capitalisme libéral de nombreux ennemis : pour
créer de nouveaux emplois bien payés, il faut détruire
d’autres emplois, et si l’on tente d’empêcher
le mouvement de destruction des postes de travail les moins rentables,
l’on empêche la création des emplois et des
produits de demain. Il est très difficile d’expliquer
à l’ouvrier textile de Roubaix que la destruction
de son travail permet de créer des emplois dans les nouvelles
technologies où les services commerciaux en région
parisienne. Les socialistes ont beau jeu de rendre le libéralisme
responsable de ces pertes d’emploi, et les libéraux
français ont été particulièrement
mauvais pour expliquer à ces personnes que s’ils
ne retrouvent pas de nouvel emploi, la cause en est l’excès
d’intervention de l’État dans l’économie,
qui freine à peine la destruction des emplois inefficaces
mais obère fortement la création et la croissance
des nouvelles entreprises fortement employeuses de demain. Mais
ce manque apparent de sex-appeal du capitalisme n’est pas
propre à la France et n’a pas empêché
d’autres nations de s’engager dans la voie de réformes
libérales avec un soutien majoritaire de leurs populations
et de leurs élites. Pourquoi une telle mutation rencontre
t-elle tant d’hostilité en France ? Les racines du
mal sont à rechercher dans une conjonction d’événements
historiques et de décisions politiques unique dans le monde
occidental, qui ont, par petites étapes successives, créé
un contexte très favorable tant à l’idéalisation
des théories interventionnistes qu’au rejet de toute
philosophie donnant la primauté à l’individu
sur l’État. Les quatre piliers de ce contexte particulier
sont le gramscisme, l’énarchie, l’accommodation
aux extrêmes et l’étouffement de la société
civile. (...)