Collaborateur
régulier à la revue L’Action nationale, il
a occupé de nombreuses fonctions au sein du Parti Québécois
et du mouvement souverainiste. Ses recherches académiques
portent principalement sur l’histoire du nationalisme québécois,
le conservatisme américain et la gauche post-marxiste dans
les sociétés occidentales.
Premières
pages
Nul
peuple ne résisterait à une telle épreuve.
Cette manie singulière de se dénigrer soi-même,
d’étaler ses plaies, et comme d’aller chercher
la honte, serait mortelle à la longue. Beaucoup, je le
sais, maudissent ainsi le présent, pour hâter un
meilleur avenir ; ils exagèrent les maux, pour nous faire
jouir plus vite de la félicité que leurs théories
nous préparent. Prenez garde, pourtant, prenez garde. Ce
jeu-là est dangereux. L’Europe ne s’informe
guère de toutes ces habiletés. Si nous nous disons
méprisables, elle pourra bien nous croire.
Jules Michelet, Le peuple
Sur
un quart de siècle, la politologie francophone a mené
relativement peu de travaux critiques sur l’apparition du
multiculturalisme dans la démocratie contemporaine. Plus
souvent qu’autrement, on se contente des poncifs d’usage
sur la luralisation croissante des sociétés occidentales,
que les pouvoirs publics auraient la responsabilité d’aménager
en refoulant les vieilles nations historiques hors du domaine
public qu’elles avaient tendance à recouvrir, pour
faire une place aux revendications minoritaires, cadrées
dans la perspective du pluralisme identitaire. C’est le
grand récit de l’avènement de la différence
dans les sociétés occidentales. Fatalement, cette
apparition de la différence dans le domaine public minerait
la légitimité des contenus culturels particularisant
la communauté politique. Il faudrait piloter rapidement
la dénationalisation d’un vaste espace dans le domaine
public, pour ouvrir le monde commun non plus aux seules significations
portées dans la culture d’une majorité historique,
mais bien aux identités minoritaires qui cherchent à
se faire reconnaître. Pour la classe intellectuelle progressiste,
la conversion multiculturelle de nos sociétés va
de soi. L’inquiétude n’est pas permise. Il
ne faudrait pas y voir un drame, ni même un désagrément,
bien plutôt une chance inespérée donnant aux
démocraties occidentales la possibilité de se déprendre
d’elles-mêmes, en se désentravant d’une
certaine communauté historique qui limitait le potentiel
d’émancipation du principe démocratique. Rares
sont ceux qui ont émis des réserves fondamentales
devant l’apparition de cette société nouvelle,
désinvestie de la tradition qui la fondait, décadrée
des paramètres historiques de la démocratie occidentale.
Ceux qui avouent quelques inquiétudes sont vite classés
parmi les infréquentables de la démocratie contemporaine,
qui fait de l’ouverture à l’autre, de sa découverte,
un catéchisme à respecter, à moins de consentir
à la marginalisation idéologique, pour aller rejoindre
des gens peu fréquentables catégorisés réactionnaires,
pire encore, nouveaux réactionnaires.
On
s’écarte pourtant de la signification réelle
du multiculturalisme si on l’assimile à une disposition,
naturelle et bien intentionnée, à accommoder la
« diversité » qui se manifeste à l’intérieur
de chaque société. Fausse piste pour naïfs
mais défrichée par les radicaux. L’idéal
de tolérance placé au centre de la démocratie
contemporaine ouvre en fait la possibilité d’une
reconstruction infinie de la communauté nationale qui va
bien au-delà des dispositions, minimales ou non, nécessaires
au bon accueil des étrangers. C’est Jacques Beauchemin
qui fait le bon diagnostic sur la dynamique socio-politique provoquant
l’apparition de la société des identités
comme nouvelle figuration de la communauté politique contemporaine
: « encore plus que les effets de l’immigration, le
développement du pluralisme dépend de la différenciation
sociale interne qu’ont connue les sociétés
modernes dans l’après-guerre. Cette différenciation
s’explique largement par la formidable poussée de
la revendication politique à fondement identitaire ».
Autrement dit, mieux vaut penser la revendication identitaire
non plus comme un effet, mais comme une cause de la transformation
politique du lien social occidental. Ce n’est pas la pluralisation
des sociétés occidentales qui provoque l’émergence
des revendications identitaires : ce sont les revendications identitaires,
quel qu’en soit le contenu spécifique, qui les font
se modeler dans la perspective pluraliste. Il faudrait penser
la revendication identitaire non plus comme un effet inéluctable
de la pluralisation des sociétés occidentales, mais
plutôt comme l’expression idéologique d’un
projet politique en lui-même qui vise à faire basculer
les sociétés occidentales dans un nouveau modèle,
tant politique que culturel 7. C’est dans cette perspective
que nous tâcherons, dans les prochains développements,
d’envisager une critique du multiculturalisme en cherchant
à démontrer de quelle manière et pour quelles
raisons son élaboration idéologique et politique
entre en contradiction majeure avec une représentation
de la nation pensée toute à la fois en tant que
communauté politique et communauté de mémoire
et de culture. (...)