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Penser à l’abri du pluralisme.
Genèse du multiculturalisme dans la politique contemporaine

 

Publié dans le numéro 1 en Mars 2006

Mathieu Bock-Côté

Collaborateur régulier à la revue L’Action nationale, il a occupé de nombreuses fonctions au sein du Parti Québécois et du mouvement souverainiste. Ses recherches académiques portent principalement sur l’histoire du nationalisme québécois, le conservatisme américain et la gauche post-marxiste dans les sociétés occidentales.

Premières pages

Nul peuple ne résisterait à une telle épreuve. Cette manie singulière de se dénigrer soi-même, d’étaler ses plaies, et comme d’aller chercher la honte, serait mortelle à la longue. Beaucoup, je le sais, maudissent ainsi le présent, pour hâter un meilleur avenir ; ils exagèrent les maux, pour nous faire jouir plus vite de la félicité que leurs théories nous préparent. Prenez garde, pourtant, prenez garde. Ce jeu-là est dangereux. L’Europe ne s’informe guère de toutes ces habiletés. Si nous nous disons méprisables, elle pourra bien nous croire.
Jules Michelet, Le peuple

Sur un quart de siècle, la politologie francophone a mené relativement peu de travaux critiques sur l’apparition du multiculturalisme dans la démocratie contemporaine. Plus souvent qu’autrement, on se contente des poncifs d’usage sur la luralisation croissante des sociétés occidentales, que les pouvoirs publics auraient la responsabilité d’aménager en refoulant les vieilles nations historiques hors du domaine public qu’elles avaient tendance à recouvrir, pour faire une place aux revendications minoritaires, cadrées dans la perspective du pluralisme identitaire. C’est le grand récit de l’avènement de la différence dans les sociétés occidentales. Fatalement, cette apparition de la différence dans le domaine public minerait la légitimité des contenus culturels particularisant la communauté politique. Il faudrait piloter rapidement la dénationalisation d’un vaste espace dans le domaine public, pour ouvrir le monde commun non plus aux seules significations portées dans la culture d’une majorité historique, mais bien aux identités minoritaires qui cherchent à se faire reconnaître. Pour la classe intellectuelle progressiste, la conversion multiculturelle de nos sociétés va de soi. L’inquiétude n’est pas permise. Il ne faudrait pas y voir un drame, ni même un désagrément, bien plutôt une chance inespérée donnant aux démocraties occidentales la possibilité de se déprendre d’elles-mêmes, en se désentravant d’une certaine communauté historique qui limitait le potentiel d’émancipation du principe démocratique. Rares sont ceux qui ont émis des réserves fondamentales devant l’apparition de cette société nouvelle, désinvestie de la tradition qui la fondait, décadrée des paramètres historiques de la démocratie occidentale. Ceux qui avouent quelques inquiétudes sont vite classés parmi les infréquentables de la démocratie contemporaine, qui fait de l’ouverture à l’autre, de sa découverte, un catéchisme à respecter, à moins de consentir à la marginalisation idéologique, pour aller rejoindre des gens peu fréquentables catégorisés réactionnaires, pire encore, nouveaux réactionnaires.

On s’écarte pourtant de la signification réelle du multiculturalisme si on l’assimile à une disposition, naturelle et bien intentionnée, à accommoder la « diversité » qui se manifeste à l’intérieur de chaque société. Fausse piste pour naïfs mais défrichée par les radicaux. L’idéal de tolérance placé au centre de la démocratie contemporaine ouvre en fait la possibilité d’une reconstruction infinie de la communauté nationale qui va bien au-delà des dispositions, minimales ou non, nécessaires au bon accueil des étrangers. C’est Jacques Beauchemin qui fait le bon diagnostic sur la dynamique socio-politique provoquant l’apparition de la société des identités comme nouvelle figuration de la communauté politique contemporaine : « encore plus que les effets de l’immigration, le développement du pluralisme dépend de la différenciation sociale interne qu’ont connue les sociétés modernes dans l’après-guerre. Cette différenciation s’explique largement par la formidable poussée de la revendication politique à fondement identitaire ». Autrement dit, mieux vaut penser la revendication identitaire non plus comme un effet, mais comme une cause de la transformation politique du lien social occidental. Ce n’est pas la pluralisation des sociétés occidentales qui provoque l’émergence des revendications identitaires : ce sont les revendications identitaires, quel qu’en soit le contenu spécifique, qui les font se modeler dans la perspective pluraliste. Il faudrait penser la revendication identitaire non plus comme un effet inéluctable de la pluralisation des sociétés occidentales, mais plutôt comme l’expression idéologique d’un projet politique en lui-même qui vise à faire basculer les sociétés occidentales dans un nouveau modèle, tant politique que culturel 7. C’est dans cette perspective que nous tâcherons, dans les prochains développements, d’envisager une critique du multiculturalisme en cherchant à démontrer de quelle manière et pour quelles raisons son élaboration idéologique et politique entre en contradiction majeure avec une représentation de la nation pensée toute à la fois en tant que communauté politique et communauté de mémoire et de culture. (...)



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