Premières
pages
L’article
de Jacques Amar éclaire de façon très informée
et structurée une situation pratique qui relève
presque de l’ordre de l’indicible, tant elle se développe
dans les interstices de la réalité, voire de la
malséance, tant elle met à mal le consensus dominant.
La lecture rapide d’un lecteur non renseigné pourrait
tout aussi bien induire une mécompréhension radicale
car l’idéologie dominante ne retiendrait de ce discours
qu’une revendication irrecevable. L’évolution
des mœurs et l’investissement idéologique du
thème de la laïcité, depuis quinze ans, obscurcies
par le langage indirect du politiquement correct, a complètement
brouillé les données réelles de la situation.
Le
lecteur informé de l’histoire des 50 dernières
années resituerait au contraire dans la longue perspective
de l’histoire de l’après-guerre un tel point
de vue. Il y verrait un des nombreux symptômes de la fin
d’une époque, l’indice de la mutation de la
laïcité. Le désarroi du Juif pratiquant auquel
cette analyse donne voix enregistre en effet une évolution
drastique qui s’est produite dans notre pays et qui a grandement
modifié son statut pratique. Il faut savoir en effet que
ses demandes dérogatoires pour exercer sa religion étaient
jusqu’au début des années 1990 acceptées
et honorées par les institutions. C’était
l’époque de ce qu’un historien du catholicisme,
André Latreille, responsable des cultes en 1947 au ministère
de l’intérieur, avait nommé, dans les années
1960, « la laïcité ouverte ». Il faisait
en effet référence à une nouvelle interprétation,
plus libérale, de la loi de 1905 qui se dégageait
d’un ensemble de décisions de jurisprudence des tribunaux
français et d’actes administratifs. Elles favorisaient
les institutions religieuses. Celles-ci pouvaient désormais
recevoir des subventions publiques indirectes (legs, dons, libéralités).
Les municipalités étaient autorisées à
leur concéder des baux emphytéotiques. Elles se
voyaient autorisées à sortir sur la voie publique
à l’occasion de processions et de célébrations
religieuses. La nouveauté la plus grande cependant consistait
à reconnaître de facto le droit privé des
Églises. Des prêtres se voyaient interdire de créer
des associations cultuelles sans l’autorisation de leur
évêque. Le Consistoire se voyait concéder
le monopole du label cachère. Les instances religieuses
gagnaient ainsi une relative autonomie, supérieure à
celle des droits individuels. La laïcité ouverte permettait
aux collectivités religieuses de manifester leur identité
dans la société civile et la culture. Les illustrations
dans les différentes religions sont nombreuses. Ce fut
justement un âge d’or pour la communauté juive.
L’arrivée de l’islam sur la scène française
a mis un terme à cette bénévolence de la
part de l’État. La première affaire du foulard,
à l’époque de la célébration
du Bicentenaire de la Révolution, en 1989, en fut le premier
signal. Un courant « républicaniste » naît
à ce moment-là qui fait de la laïcité
son cheval de bataille et en impulse en fait une nouvelle version.
C’est la fin de la laïcité ouverte. Cette nouvelle
interprétation concerne avant tout l’islam, plus
que les religions concordataires qui, depuis belle lurette, ne
posaient aucun problème et n’avaient aucun problème.
A vrai dire, dans un pays où les vraies difficultés
ne sont jamais affrontées pour ce qu’elles sont,
politiquement correct oblige, la question de l’islam et
de son rapport à la laïcité constitue un problème
différent de celui, politique et national, concernant l’intégration
d’une population récente. On privilégia par
faiblesse politique et morale la prisme de la religion pour gérer
un problème politique. Le fait que tout le conflit autour
de la laïcité se soit cristallisé autour du
voile en est une bonne illustration. L’affaire a été
vécue pratiquement dans sa signification nationale alors
qu’idéologiquement on en rendit compte en termes
religieux. Le fait que l’argument essentiel des opposants
au voile fut le respect de la neutralité de l’École
pas celui de l’identité nationale en est la meilleure
preuve. Le courant républicaniste n’a pas eu la force
d’assumer sa défense et illustration de l’identité
nationale. C’est ce qu’ils pensaient profondément.
C’est sans doute ce à quoi pensaient les activistes
de l’islam : la multiplication du voile aurait changé
l’aspect de la société et des mœurs françaises,
à travers un marquage symbolique du territoire. On se préoccupa
ainsi formellement de l’entrée de l’islam dans
la laïcité alors qu’on pensait à l’intégration
dans la nation des immigrés. C’est la laïcité
et donc la religion qui sont devenues le moyen de gestion d’une
question nationale au risque d’une confusion générale
devenue depuis inextricable. (...)