Premières
pages
C'est toute une époque qui se cache et se travestit.
Cela ne concerne plus uniquement les Juifs. Est-ce un
signe des temps ? Lorsque j’évoque l’époque,
il faudrait préciser qu’il s’agit de
l’époque européenne, peut-être
même devrais-je évoquer son epochè.
Le marranisme est un symptôme né et construit
au tournant des XVe et XVIe siècle en terres d’Espagne
et du Portugal et qui s’est propagé et développé,
telle une médecine théologico-politique,
dans les Pays-Bas du XVIe et du XVIIe siècle. La
Hollande, ce gigantesque carrefour commercial et libertaire,
était alors le sommet d’une Europe marchande
et uniquement marchande gouvernée par des cadres
financiers et administratifs : les prévôts.
Nous
sommes revenus à cette Europe et nous sommes revenus
à ce marranisme terrible. À la différence
peut-être que nous sommes tous devenus des marranes,
tous des éléments du grand puzzle multiculturel.
L’avenir s’avance caché, masqué.
Menteur ? Même pas : secret, abrité par une
pensée unique, obsédante, wittgensteinienne
: « Ce qui ne peut se dire (en matière économique
!) doit se taire. »
C’est
à cette aune qu’il faut mesurer ce phénomène
inouï d’une Europe livrée aux marchands.
Après les révolutions royales qui mirent
Dieu de côté, puis les révolutions
bourgeoises, ce commerce assis qui fit mine de placer
Dieu à ses côtés, voici venir les
révolutions marchandes, le commerce qui marche,
à l’écoute théoriquement des
besoins du peuple, des peuples. Les marchands sont ceux
qui satisfont l’appétit du besoin. Qu’est-ce
que le marchand ? C’est l’héritier
du colporteur ; le marchand est un colporteur industriel.
Celui qui livre le rêve à domicile, dans
chaque domicile.
Finalement
cette fameuse Hollande du XVIe siècle préfigure
le monde qui se dessine. Ce ne sont plus les ports, les
canaux maritimes et les routes qui trafiquent les chemins
de l’argent mais les routes et les autoroutes de
l’infor¬mation, télévisions et
autres technologies d’avant-garde.
Ce
sont les marranes, les Juifs marranes qui ont construit
cette Hollande, centre du monde des années 1500.
Le marchand comme son nom l’indique, marche et rien
ne doit l’arrêter. Les marranes de l’époque
étaient d’Espagne ou du Portugal et avant
d’être des « marchants », ils
étaient des courants et même des fuyants,
expulsés par les décrets des rois très
catholiques. Ces Espa¬gnols devinrent indifféremment
grecs, ottomans, anglais ou américains, bré¬siliens,
que sais-je ? C’est l’expulsion identitaire
qui fait les marranes, habitués à ruser
pour recomposer, reconstruire ou déconstruire (pour
mieux l’emporter dans sa fuite) à l’identique,
son identité. Une identité essentielle,
réduite à la portion congrue c’est-à-dire
à un signe à partir duquel tout peut resurgir.
Nous vivons aujourd’hui, après la fin des
cycles bourgeois et prolétaires, un cycle inouï
dans l’Histoire, celui d’un couple terrible
: les peuples et les marchands, sans signe autrement distinctif
et dans lequel le religieux et le politique sont absents,
en vacances pour longtemps.
Mais
attention, le marranisme n’a pas produit que des
marchands même s’il a presque en totalité
fabriqué des « fuyants ». Alors bien
sûr, il ne faut pas confondre le marranisme avec
un nomadisme ; le nomadisme est une identité, le
marranisme un égarement.
Qu’est-ce
qu’un marrane ?
La définition du marrane peut-elle se déduire
de sa signification lexicale ? Le marrane est un cochon,
c’est la langue espagnole qui invente le terme.
Qu’est-ce qu’un cochon ? C’est l’animal
qui se nourrit d’excréments et les transforment
en or ; les excréments ce sont toutes les déjections
de la société animale, l’or c’est
sa viande tant prisée ; c’est aussi, le porc,
cet animal caractéristique qui montre ses pattes,
ses sabots fendus pour dire je suis un animal pur. Le
porc, comme le marrane, est interdit car il ment. Pourquoi
traiter le juif, travesti en chrétien, de porc
alors que le porc est justement l’animal interdit
à la consommation du juif et non à celle
du chrétien ? Dans ce scé¬nario le chrétien
mange-t-il le Juif ? Le Juif se complait-il dans les déjections
du chrétien ? Le Juif est-il celui qui s’abhorre
lui-même ? Nous touchons peut-être là
à la définition suprême. (...)