Premières
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La
question des rapports entre mémoire et droit est
une question gigantesque qui impliquerait un très
long développement. Cependant, j’ai pensé
que cette question pouvait être abordée sous
deux angles différents : sous l’angle des procès,
puis sous l’angle de la loi.
En
liminaire, je voudrais abonder totalement dans le sens de
la conclusion de Shmuel Trigano : il y a en effet une dimension
dans tous ces débats, sur la mémoire, dimension
que l’on omet trop souvent, et qui est celle du statut
de victime. En tant que juriste, j’ai le sentiment
qu’aujourd’hui c’est la victime qui, très
fréquemment, fait le droit. Aujourd’hui, la
véritable reconnaissance publique, l’expression
de la reconnaissance sociale, c’est le statut de victime.
C’est un phénomène qui date pour moi
des années 1985, au moment du procès Barbie.
Je crois que ce statut de victime et son implication dans
la vie de la société, on le rencontre tous
les jours dans les médias, et en particulier à
la télévision, dans tous les discours publics.
On observera que c’est toujours la victime, ou le
groupe de victimes, ou une revendication victimaire qui
est mise en avant. Ce phénomène atteint une
telle ampleur que la victime aujourd’hui bouscule
le droit, bouscule même le statut des historiens.
Il
peut paraître curieux de relier mémoire et
droit, et l’on peut tenter d’en connaître
l’articulation. C’est au travers de la notion
d’imprescriptibilité que cette articulation
peut être faite. Comme on le sait, notre procédure
pénale en France repose notamment, à la différence
des pays anglo-saxons, sur le principe de la prescription
des infractions. La prescription, en matière criminelle,
signifie que si un crime a été commis mais
qu’aucune poursuite n’a été engagée
après la commission de ce crime, ces poursuites seront
prescrites après 10 années.
En
revanche, l’imprescriptibilité signifie que
l’auteur d’un acte qualifié de crime
contre l’humanité peut être poursuivi
toute sa vie durant. On a vu le cas de Maurice Papon qui,
en réalité, a d’abord été
victime de son âge puisque son procès a commencé
alors qu’il avait 87/88 ans. Mais cela mis à
part, Maurice Papon pouvait être poursuivi même
60 ans après les faits. Cette imprescriptibilité
est rentrée dans notre procédure pénale
le 26 décembre 1964 et elle concerne le crime contre
l’humanité tel qu’il a été
défini lors de l’accord de Londres et appliqué
lors du procès de Nuremberg en 1945.
Avec
cette notion d’imprescriptibilité, les notions
de mémoire, d’histoire et de droit vont commencer
à se lier et il sera parfois très difficile
de faire la distinction précise de ce qui relève
de chacune de ces catégories. Et cela est tellement
vrai que lors des procès Barbie, Touvier et Papon,
les parties civiles avaient convoqué devant les Cours
d’Assises des historiens pour venir dire ce qu’était
Vichy, ce que signifiait la collaboration, ce qu’était
le nazisme, etc. Et la défense bien évidemment
de contester la présence des historiens durant ces
procès en disant que ceux-ci n’avaient rien
à faire dans un procès criminel puisqu’ils
ne pouvaient pas témoigner des faits qui étaient
reprochés à chacun de ces trois accusés.
Les
parties civiles que nous représentions ont alors
répliqué que nous ne demandions pas aux historiens
de venir dire si Maurice Papon avait commis tel ou tel acte,
mais que nous leur demandions de venir dire aux jurés
et aux juges, qui pour la plupart étaient nés
après guerre, quels étaient les rapports entre
les autorités allemandes et le régime de Vichy
par exemple. C’était une façon de «
planter le décor », mais cela peut s’avérer
délicat car le regard que les historiens ont posé
sur cette période du XXe siècle s’est
progressivement modifié.
Lorsqu’on
évoque la mémoire, on évoque bien sûr
les victimes comme je l’ai fait au début de
mon propos. J’indiquais qu’une grande confusion
s’est installée à partir de 1985, deux
ans avant le déroulement du procès de Klaus
Barbie. Il était posé alors la question à
la Cour de Cassation de savoir qui était victime
de ce gestapiste. Les premiers plaignants étaient
bien évidemment des survivants ou des associations
juives qui considéraient avoir été
victimes de crimes contre l’humanité Ces crimes
concernaient bien évidemment les juifs qui avaient
été exterminés par les nazis dans le
cadre d’une politique criminelle industrielle et systématique.
La question s’était posée de savoir
si les associations de résistants qui avaient été
bien évidemment victimes de crimes odieux de la part
de Klaus Barbie pouvaient se présenter devant la
Cour d’Assises comme étant également
victimes de crimes contre l’humanité. Il y
eut alors un grand débat qui risquait de provoquer
une fracture dans la société française.
En effet, si les associations de résistants étaient
écartées, certains disaient alors que la loi
concernant les crimes contre l’humanité ne
concernait que les juifs. Si le crime contre l’humanité
ne concerne que ces derniers, on peut aisément imaginer
que cela ne manquerait pas d’entraîner des réactions
hostiles, des réactions antisémites. Je ne
veux pas rentrer ici dans l’analyse juridique qui
a conduit les juges de la Cour de Cassation à admettre
les associations de résistants comme victimes de
crimes contre l’humanité. Il est plus important
d’analyser cette situation au regard de ce qui est
prescrit ou de ce qui est imprescriptible. Les résistants
étaient bien évidemment victimes de crimes
de guerre de la part de Klaus Barbie puisqu’ils avaient
pris la décision de lutter contre l’occupant
en prenant les armes, ou par tout autre moyen. Or, le crime
de guerre était prescrit et l’application des
règles de procédure interdisait donc aux associations
de résistants de venir réclamer justice contre
Klaus Barbie devant la Cour d’Assises. Différences
de crimes, différences de statuts juri¬diques,
mais insatisfaction sur le plan moral puisque celui que
l’on avait appelé « le boucher de Lyon
» ne serait pas jugé pour les crimes qu’il
avait commis contre les résistants qui avaient été
torturés à Lyon et déportés.
(...)