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Droit et Mémoire

 

Paru dans le numéro 2, juin 2006

Michel Zaoui

Avocat au barreau de Paris, il a notamment été l’avocat de parties civiles lors des procès Barbie, Touvier et Papon.

 

Premières pages

La question des rapports entre mémoire et droit est une question gigantesque qui impliquerait un très long développement. Cependant, j’ai pensé que cette question pouvait être abordée sous deux angles différents : sous l’angle des procès, puis sous l’angle de la loi.

En liminaire, je voudrais abonder totalement dans le sens de la conclusion de Shmuel Trigano : il y a en effet une dimension dans tous ces débats, sur la mémoire, dimension que l’on omet trop souvent, et qui est celle du statut de victime. En tant que juriste, j’ai le sentiment qu’aujourd’hui c’est la victime qui, très fréquemment, fait le droit. Aujourd’hui, la véritable reconnaissance publique, l’expression de la reconnaissance sociale, c’est le statut de victime. C’est un phénomène qui date pour moi des années 1985, au moment du procès Barbie. Je crois que ce statut de victime et son implication dans la vie de la société, on le rencontre tous les jours dans les médias, et en particulier à la télévision, dans tous les discours publics. On observera que c’est toujours la victime, ou le groupe de victimes, ou une revendication victimaire qui est mise en avant. Ce phénomène atteint une telle ampleur que la victime aujourd’hui bouscule le droit, bouscule même le statut des historiens.

Il peut paraître curieux de relier mémoire et droit, et l’on peut tenter d’en connaître l’articulation. C’est au travers de la notion d’imprescriptibilité que cette articulation peut être faite. Comme on le sait, notre procédure pénale en France repose notamment, à la différence des pays anglo-saxons, sur le principe de la prescription des infractions. La prescription, en matière criminelle, signifie que si un crime a été commis mais qu’aucune poursuite n’a été engagée après la commission de ce crime, ces poursuites seront prescrites après 10 années.

En revanche, l’imprescriptibilité signifie que l’auteur d’un acte qualifié de crime contre l’humanité peut être poursuivi toute sa vie durant. On a vu le cas de Maurice Papon qui, en réalité, a d’abord été victime de son âge puisque son procès a commencé alors qu’il avait 87/88 ans. Mais cela mis à part, Maurice Papon pouvait être poursuivi même 60 ans après les faits. Cette imprescriptibilité est rentrée dans notre procédure pénale le 26 décembre 1964 et elle concerne le crime contre l’humanité tel qu’il a été défini lors de l’accord de Londres et appliqué lors du procès de Nuremberg en 1945.

Avec cette notion d’imprescriptibilité, les notions de mémoire, d’histoire et de droit vont commencer à se lier et il sera parfois très difficile de faire la distinction précise de ce qui relève de chacune de ces catégories. Et cela est tellement vrai que lors des procès Barbie, Touvier et Papon, les parties civiles avaient convoqué devant les Cours d’Assises des historiens pour venir dire ce qu’était Vichy, ce que signifiait la collaboration, ce qu’était le nazisme, etc. Et la défense bien évidemment de contester la présence des historiens durant ces procès en disant que ceux-ci n’avaient rien à faire dans un procès criminel puisqu’ils ne pouvaient pas témoigner des faits qui étaient reprochés à chacun de ces trois accusés.

Les parties civiles que nous représentions ont alors répliqué que nous ne demandions pas aux historiens de venir dire si Maurice Papon avait commis tel ou tel acte, mais que nous leur demandions de venir dire aux jurés et aux juges, qui pour la plupart étaient nés après guerre, quels étaient les rapports entre les autorités allemandes et le régime de Vichy par exemple. C’était une façon de « planter le décor », mais cela peut s’avérer délicat car le regard que les historiens ont posé sur cette période du XXe siècle s’est progressivement modifié.

Lorsqu’on évoque la mémoire, on évoque bien sûr les victimes comme je l’ai fait au début de mon propos. J’indiquais qu’une grande confusion s’est installée à partir de 1985, deux ans avant le déroulement du procès de Klaus Barbie. Il était posé alors la question à la Cour de Cassation de savoir qui était victime de ce gestapiste. Les premiers plaignants étaient bien évidemment des survivants ou des associations juives qui considéraient avoir été victimes de crimes contre l’humanité Ces crimes concernaient bien évidemment les juifs qui avaient été exterminés par les nazis dans le cadre d’une politique criminelle industrielle et systématique. La question s’était posée de savoir si les associations de résistants qui avaient été bien évidemment victimes de crimes odieux de la part de Klaus Barbie pouvaient se présenter devant la Cour d’Assises comme étant également victimes de crimes contre l’humanité. Il y eut alors un grand débat qui risquait de provoquer une fracture dans la société française. En effet, si les associations de résistants étaient écartées, certains disaient alors que la loi concernant les crimes contre l’humanité ne concernait que les juifs. Si le crime contre l’humanité ne concerne que ces derniers, on peut aisément imaginer que cela ne manquerait pas d’entraîner des réactions hostiles, des réactions antisémites. Je ne veux pas rentrer ici dans l’analyse juridique qui a conduit les juges de la Cour de Cassation à admettre les associations de résistants comme victimes de crimes contre l’humanité. Il est plus important d’analyser cette situation au regard de ce qui est prescrit ou de ce qui est imprescriptible. Les résistants étaient bien évidemment victimes de crimes de guerre de la part de Klaus Barbie puisqu’ils avaient pris la décision de lutter contre l’occupant en prenant les armes, ou par tout autre moyen. Or, le crime de guerre était prescrit et l’application des règles de procédure interdisait donc aux associations de résistants de venir réclamer justice contre Klaus Barbie devant la Cour d’Assises. Différences de crimes, différences de statuts juri¬diques, mais insatisfaction sur le plan moral puisque celui que l’on avait appelé « le boucher de Lyon » ne serait pas jugé pour les crimes qu’il avait commis contre les résistants qui avaient été torturés à Lyon et déportés. (...)

 


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