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Ce que cache le débat sur la mémoire noire en France

Publie dans le numéro 2, juin 2006

Abdoulaye Barro

Abdoulaye Barro est né au Burkina Faso en 1964. Docteur en philosophie de l’Université Paris I Sorbonne, diplômé de l’Académie Diplomatique Internationale de Paris, ancien directeur de publication de la revue Aleph, Beth.

 

Premières pages

Depuis trois ans, en France, la « question noire », le « problème noir » sont devenus l’objet d’un large débat. Des réunions, des cercles de discussion, des conférences, des colloques et plusieurs organisations ont même vu le jour. Pourquoi les Noirs de France ont-ils aujourd’hui tous les honneurs de l’actualité française ?

Qu’est-ce qui a subitement changé dans leur condition pour qu’ils méritent autant d’attention et de publicité ? Et que veulent les Noirs de France eux-mêmes ?

On ne peut répondre à toutes ces questions sans faire le constat suivant : l’extrême sociologisation de la condition noire a fait passer au second plan sa dimension existentielle. Sous la question « comment les Noirs vivent-ils en France ? », une question plus importante se pose : « quel est leur sentiment exis¬tentiel ? » Seule une réflexion critique sur ce sentiment qui englobe pratiquement tous les domaines de la vie des Noirs en France permet de mettre en perspective le débat actuel sur la reconnaissance, voire la réhabilitation de leur mémoire.

En vérité, la République est à l’épreuve de l’identité noire dans toute son hété¬rogénéité. Le Noir ne peut renoncer à son identité propre, faite de racisme, de déportation et de colonisation. Or, le système de relations sociales et politiques né de 1789 sur lequel vit toujours ce pays a tout fait pour bannir la question d’identité, qu’elle soit ancestrale, réelle ou fantasmatique. La République entre en contact avec l’identité noire sur fond d’une incompréhension de principe. Comme l’a si bien vu Shmuel Trigano, ce pays n’a pu se constituer comme État que dans « une entreprise de fusion qui éradiquait identités, langues et instances régionales ou collectives1 ».

La place de la mémoire noire dans le récit national est source de divisions et de débats acharnés dans la société française. Et, loin de recréer la cohésion sociale autour d’idéaux communs à défendre, ces débats n’ont fait qu’accentuer les fractures, la dislocation du tissu social et la désagrégation de l’État républicain. Comme si ce pays n’avait rien appris, et rien compris de son histoire.

Africains et Antillo-Guyanais taisent leurs divergences et font cause commune pour la reconnaissance et l’inscription officielles de leur mémoire dans la mémoire nationale. Car, la mémoire ne se divise pas. Désormais, les Noirs expri¬ment leurs souffrances et souhaitent que leur passé ne tombe plus dans l’oubli et qu’il soit pris en compte dans tous les grands processus décisionnels.

Mais ce débat a aussi vu la montée sur la scène publique de groupuscules excentriques, voire extrémistes au sein de la communauté noire. Certes, ils sont minoritaires mais bénéficient d’une forte médiatisation. Le débat sur la mémoire a pris, avec l’entrée fracassante de ces groupuscules néo-identitaires, une forte tournure idéologique, théologique, et politique. À tel point qu’actuellement, trois courants se livrent une bataille sans merci pour l’affirmation d’un leadership dans la communauté noire : les nihilistes, les activistes, les politiques.

Au fond, le débat sur la mémoire noire est piégé. Le reconnaître ne veut pas dire s’en réjouir. La France connaît-elle le développement d’une vision ethnocentrique de la mémoire et de l’histoire ? Comment réconcilier les mémoires particulières pour mieux vivre ensemble dans ce pays ?

Exigence de reconnaissance, exigence de vérité

On a coutume de dire que la politique n’est pas procédure de vérité mais de légi¬timité. Le déni de mémoire dont les Noirs de France ont été longtemps victimes, est le produit, le résultat d’un mensonge politique bien construit. Celui-ci trouve ses sources dans l’amnésie française : « Tu ne rappelleras pas les malheurs. Ou les maux des événements passés ! » Selon Aristote, l’amnésie ou anamnèse permet d’« user politiquement du malheur pour initier le consensus ». L’histoire républicaine n’a pas pris, malheureusement une telle direc¬tion. La fin de l’étatisation de la mémoire et de l’histoire des Noirs en France a mis en évidence l’idée selon laquelle la République s’est bâtie sur « un mépris absolu et total de la vérité 2 ». L’homme républicain n’a fait que baigner depuis des siècles dans le mensonge sur la mémoire noire. (…)

 


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