Premières
pages
Mesurons-nous
tout ce que nous devons à la pensée et à
l’œuvre de Janine Chasseguet-Smirgel ? Elle a
été à plusieurs reprises, pour la psychanalyse
française, un aiguillon sans complaisance capable
de poser avec une audace sans faille et une clarté
exigeante des enjeux essentiels. Elle a fait connaître
à l’étranger, surtout aux USA et en
Amérique latine, mais aussi en Europe, une version
accessible et riche de la psychanalyse française,
centrée sur une compréhension très
aiguë de l’articulation entre le narcissisme
et l’œdipe. Intransigeante sur le caractère
organisateur de l’œdipe et son établissement
de la différence des générations et
des sexes, elle y articule les apports de son mari Béla
Grunberger sur le narcissisme, et n’hésite
pas à appliquer directement ses vues psychanalytiques
à la création culturelle et à la vie
sociale.
Dès 1964, elle affirme
avec force son refus du monisme phallique dans la compréhension
psychanalytique de la sexualité féminine.
L’envie du pénis peut se rencontrer cliniquement,
mais c’est l’avatar d’un échec
ou d’une difficulté dans l’élaboration
de la féminité ; celle-ci doit être
décrite pour elle-même et non par référence
au seul masculin. La fougue de celle qui a toujours défendu
la place significative des non-médecins dans la psychanalyse,
comme celle des femmes dans la société, s’accompagne
de la rigueur d’analyse d’un groupe de travail
qui incluait notamment Joyce Mac Dougall et Christian David.
En consonance avec le mouvement social d’émancipation
des femmes, et malgré les résistances de l’époque,
Janine Chasseguet pose ainsi la question de la féminité
d’une manière renouvelée.
En 1973, dans son rapport
au congrès des langues romanes, c’est la fonction
narcissique discussion.narcissique de l’idéal
qui est ouverte à la discussion. Sans nier les formes
régressives ou destructrices de l’idéalisation,
notamment dans le fonctionnement des groupes, Janine Chasseguet
montre l’importance d’un idéal du moi
porteur d’une ouverture sur l’avenir, permettant
une « maturation » psychique progressive. L’idéal
du Moi et la maladie d’idéalité (1973)
fut une contribution essentielle à une réévaluation
du narcissisme dont on a pu voir par la suite, chez nombre
d’auteurs, la fécondité clinique.
Temps et changement sont
en effet décisifs. Ce qui va différencier
l’œuvre de la réalisation perverse, c’est
l’acceptation du décalage entre soi-même
et l’idéal visé, c’est la place
de la latence et le temps de la maturation, c’est
l’acceptation des exigences de l’élaboration.
Munie de cette clé d’interprétation,
Janine Chasseguet peut interroger avec intrépidité
dans Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité
(1971) les œuvres littéraires et cinématographiques
: la psychanalyse n’est pas cantonnée au soin
de la souffrance psychique, elle a son mot à dire
sur la culture et sur la société.
Le
même mouvement lui permet de poser avec force l’imposture
de la solution perverse. C’est le rossignol vivant
qui peut guérir l’empereur de Chine, pas l’automate
fabriqué, plus brillant peut-être, mais qui
n’a pas l’authenticité de la vie. Janine
Chasseguet a eu l’audace de penser les réalisations
humaines en termes de valeur, avec des critères d’authenticité
et de fausseté. Cette position est cohérente
avec la place essentielle qu’elle reconnaît
au surmoi œdipien, et avec une conception de la maturation
qui prend appui sur la théorie des stades de développement
d’une façon qui est moins génétique
que structurale : ce qui importe est moins l’histoire
détaillée du développement libidinal
que les lacunes ou court-circuits qu’il peut comporter.
En centrant son analyse de la perversion sur la dénonciation
du faux-semblant, dans son ouvrage Éthique et esthétique
de la perversion (1984), Janine Chasseguet prend le risque
d’une articulation explicite entre perversion et perversité,
restée très présente à sa pensée
jusqu’à ses derniers jours. (…)