Historienne
agrégée d’histoire, docteur en histoire contemporaine
et professeur à l’IUFM, chercheur à la MMSH.
Présidente régionale de l’APHG et d’ARES.
Dernière parution, Les Juifs à Marseille
de 1940 à 1944, Les Belles Lettres Paris, 2004.
Premières
pages
La
place de la mémoire juive est désormais reconnue,
mais il n’en a pas été toujours ainsi. Entre
la mémoire subie (occultation du génocide) et la
mémoire choisie, recomposée puis instrumentalisée
(risque de dérive à l’instar de celle qui
est dénoncée par Peter Novick 1 pour les Américains),
quelle place donner au « devoir de mémoire »
désormais institutionnalisé dans le cas de la Shoah
?
Pourquoi
le devoir de mémoire est-il maintenant si présent
2 ? Comment analyser l’institutionnalisation sinon l’instrumentalisation
de la Shoah d’une part et du devoir de mémoire d’autre
part, sachant que ce dernier terme de notre pro¬blématique
a suscité de nombreux rejets. Certes aujourd’hui
on peut, avec Henry Rousso et Annette Wieviorka invités
à une réflexion sur l’enseignement de la Shoah
à l’École normale supérieure 3, constater
que le combat mené pour la mémoire de la Shoah est
devenu un modèle « de réussite ». Mais
qu’y a-t-il derrière cet effet réussite ?
Envers d’un décor qu’il nous faut sonder.
Nous
vivons un moment où l’image de la Shoah s’institutionnalise
en Europe et dans le monde occidental, pour des générations
qui ne l’auront pas connue alors que les derniers témoins
disparaissent. Dans le même temps, une double révolution
s’est opérée dans les représentations.
D’une part le héros a fait place à la victime.
D’autre part en France, alors qu’une tradition universaliste
et centralisatrice laissait peu de place à l’émergence
de différences et à l’affirmation d’une
mémoire spécifique, le choix fait par des minorités
de ne renoncer ni à leur appartenance nationale ni à
une identité spécifique est un phénomène
nouveau dont il faut saisir l’enjeu.
Nous
tenterons de répondre à ces questions dans la perspective
de l’histoire, en abordant deux aspects. Le premier, d’ordre
chronologique, va nous permettre de montrer que l’émergence
de la mémoire de la Shoah fut un proces¬sus long et
difficile. Les aléas et les enjeux de la construction mémorielle
et du « devoir de mémoire » dans le cas de
la Shoah se fit en plusieurs étapes : occultation/oubli/amnésie
jusque dans les années 60 ; redécouverte/anamnèse
/jusque dans les années 90 ; institutionnalisation et hypermnésie
ensuite et enfin. Dans un second volet, nous essayerons de montrer
les modes opératoires, les implications de l’institutionnalisation
de ce devoir de mémoire. Enfin, il ne peut nous échapper
que ce combat est devenu un modèle, générant
des réus¬sites, mais aussi des détournements
et des subversions.
La
longue marche jusqu’à l’institutionnalisation
On
peut risquer une première remarque : alors qu’aujourd’hui
le devoir de mémoire du génocide juif est devenu
une institution quasi planétaire, les mots pour identifier
ce fait divergent, c’est là une première difficulté
et un invariant. C’est une difficulté à identifier
et nommer l’extermination systématique des Européens
d’origine juive par le nazisme et ses séides, d’où
une diversité de termes : « Solution finale »
(Philippe Burrin 4 ou Arno J. Mayer) ; « Génocide
» (forgé en 1944, par le grand juriste polonais Raphaël
Lemkin, adopté en 1948 par l’O.N.U dans la convention
sur le génocide, souffre d’avoir été
banalisé par des emplois polémiques et multiples
5. « Holocauste » « judéocide »
(utilisés par Arno J. Mayer (1988, 2002), Zygmunt Bauman
(1989 et 2002 6), Peter Novick (1999, 2001), Norman Finkelstein
(2000,) 7 et par certains auteurs russes comme Ilya Altman 8 (2002).
« Shoah » signifiant « catastrophe » s’est
généralisé à partir des années
quatre-vingt 9. Pourtant ce terme reste un isolat en France car
contesté, pour manque de visibilité pour un public
non juif. En effet Dominique Borne 10, doyen des ins¬pecteurs
généraux, conteste sa validité au terme hébreu
et lui préfère « génocide juif »
que l’on retrouve dans les programmes d’histoire,
du cycle III à la terminale. Mais plus lourde de sens est
la position de Philippe Forget 11 qui y voit, soit une forme d’impérialisme
culturel et symbolique (utilisation d’un mot non audible
pour toutes les autres victimes, qu’il engloberait, homosexuels,
tziganes, francs-maçons,) soit un type de récupération
pernicieuse par l’Église et par les États.
(…)