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La naissance de l’état moderne :
la contribution méconnue du judaïsme

 

Paru dans le numéro 2, juin 2006

Yoram Hazony

 

Yoram Hazony est un membre éminent du Centre Shalem et contributeur de la revue Azure. Son livre L’État juif : la lutte pour l’âme d’Israël (2000 ; tr. fr. à paraître aux éditions de l’éclat en 2007) a fait événement. Le présent article est une adaptation d’une conférence présentée lors de la 3ème e rencontre internationale annuelle des World Converge Conference on Religion and Humanity qui s’est tenue le 22 juin 2003 à l’Académie de Droit de Londres.

 

Premières pages

Une opinion solidement établie veut qu’il n’existe aucune place pour la religion en général et le judaïsme en particulier dans la vie publique de l’État moderne. Ce point de vue résulte d’un ensemble de présupposés relatifs à l’État contemporain. Les bâtisseurs de l’État moderne l’ont conçu en effet comme non religieux voire anti-religieux. Ils projetaient un État dont la vie publique devait être totalement purgée de l’influence religieuse, conséquence des excès de l’emprise religieuse à l’époque médiévale. Ces fondateurs de la modernité étatique, dont des penseurs comme Thomas Hobbes et John Locke, étaient d’ardents défenseurs de la sécularisation. Ils ne concevaient pas qu’une tradition sa place dans l’espace public. La Bible hébraïque ainsi que d’autres sources juives furent par conséquent écartées au cours de cette première modernité et ne jouèrent aucun rôle dans l’établissement des États modernes dans lesquels nous vivons aujourd’hui.

Selon cette vision de l’histoire de la pensée politique, inutile de préciser qu’il est difficile d’apprécier des déclarations politiques dont la source se trouve dans la tradition religieuse autrement que comme une intrusion illégitime. « Nous avons construit cette Cité sans votre aide » semble déclarer l’État moderne à la tradition religieuse « et nous n’avons pas plus besoin de vous aujourd’hui ». Cette perspective sur la relation entre l’État moderne et la religion n’est pas entièrement sans fondement, il est donc important de ne pas la perdre de vue. Néanmoins, dans l’ensemble, on peut estimer qu’elle fausse la com¬préhension du problème. Nous voudrions donc exposer quelques idées ten¬dant à montrer en quoi cette vision est erronée et comment il se fait que la compréhension d’une telle problématique puisse exercer une si forte influence.

Étudiant, j’ai étudié l’histoire de la pensée politique à partir d’un manuel sco¬laire classique écrit par le professeur Sabine. On y décrivait l’histoire des idées politiques de la philosophie grecque jusqu’au monde romain, puis des Romains à la philosophie politique des Évangiles et des premiers Pères de l’Église, enfin de là il passait directement à la pensée médiévale. Pas un mot de la Bible hébraïque ou de n’importe quelle autre source juive.

Ainsi, bien que notre propre lexique politique soit aujourd’hui composé d’idées politiques issues de la Bible hébraïque, dont des concepts comme la paix internationale, la vision d’un nouvel ordre mondial, la libération nationale, la justice sociale, le désarmement, la désobéissance civile et l’inaliénable dignité humaine, le professeur Sabine traitait les Prophètes d’Israël comme s’ils n’avaient jamais existé. L’index du manuel ne cite pas même la Bible hébraïque, Moïse, Isaïe ou le judaïsme : aucune référence aux Juifs sauf lorsque l’auteur évoque la philosophie politique de Mussolini, Alfred Rosenberg et Hitler 1. Quant aux idées politiques de la Bible, le professeur Sabine attribuait toutes celles qu’il avait choisies d’exposer à Zénon de Citium, le fondateur du Stoïcisme aux environs de 300 avant l’ère commune. Au passage, il mentionne la singulière dimension non grecque de l’école de Zénon : « Ce penseur fut en effet le moins lié à Athènes et à la Grèce de toutes les autres écoles philosophiques de son temps. Son fondateur était un “Phénicien”, ce qui doit signifier qu’au moins un de ses parents était d’origine sémitique. Après lui les chefs de l’école vinrent principalement de régions périphériques au monde grec, particulièrement d’Asie Mineure où le mélange des Grecs et des Orientaux se poursuivit de façon très rapide.» Cette question de la forme et du contenu du mélange gréco-oriental n’intéresse pourtant pas l’historien qui n’y accorde aucune attention.

D’autres importantes histoires intellectuelles ne sont guère meilleures. L’histoire intitulée de façon suggestive par le professeur Wolin, La Politique et la Vision, ne portent pas non plus mention dans son index de la Bible ou des Prophètes. Néanmoins, à la différence de Sabine, Wolin daignait consacrer trois phrases au judaïsme avant de poursuivre une série de chapitres décrivant les contributions à la pensée occidentale des idées politiques chrétiennes (« un idéal communautaire nouveau et puissant qui a ramené les hommes à une vie pleine de sens et d’action »). Voici ce qu’il écrit : « Concernant l’expérience religieuse des Juifs, elle fut fortement marquée par des éléments politiques. Les termes de l’alliance entre Yahvé et son peuple élu ont souvent été interprétés comme la promesse du triomphe de la nation [juive], l’établissement d’un royaume politique permettant aux Juifs de gouverner le reste du monde. La figure du Messie, à son tour, est apparue non pas tant comme un agent de rédemption que comme le restaurateur du royaume de David. » Ainsi, selon le professeur Wolin, près de mille ans de pensée politique juive précédant l’apparition du christianisme peuvent être efficacement résumés dans la croyance selon laquelle les Juifs rechercheraient la puissance politique suprême afin d’établir leur autorité sur la planète tout entière. Un constat identique peut être établi concernant les manuels concurrents. La plupart traitaient le christianisme primitif avec respect, quant à la Bible hébraïque et la contribution du judaïsme à la pensée politique occidentale, ils en disent à peine un mot, voire aucun. (...)

 


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