Premières
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Une
opinion solidement établie veut qu’il n’existe
aucune place pour la religion en général
et le judaïsme en particulier dans la vie publique
de l’État moderne. Ce point de vue résulte
d’un ensemble de présupposés relatifs
à l’État contemporain. Les bâtisseurs
de l’État moderne l’ont conçu
en effet comme non religieux voire anti-religieux. Ils
projetaient un État dont la vie publique devait
être totalement purgée de l’influence
religieuse, conséquence des excès de l’emprise
religieuse à l’époque médiévale.
Ces fondateurs de la modernité étatique,
dont des penseurs comme Thomas Hobbes et John Locke, étaient
d’ardents défenseurs de la sécularisation.
Ils ne concevaient pas qu’une tradition sa place
dans l’espace public. La Bible hébraïque
ainsi que d’autres sources juives furent par conséquent
écartées au cours de cette première
modernité et ne jouèrent aucun rôle
dans l’établissement des États modernes
dans lesquels nous vivons aujourd’hui.
Selon cette vision de l’histoire de la pensée
politique, inutile de préciser qu’il est
difficile d’apprécier des déclarations
politiques dont la source se trouve dans la tradition
religieuse autrement que comme une intrusion illégitime.
« Nous avons construit cette Cité sans votre
aide » semble déclarer l’État
moderne à la tradition religieuse « et nous
n’avons pas plus besoin de vous aujourd’hui
». Cette perspective sur la relation entre l’État
moderne et la religion n’est pas entièrement
sans fondement, il est donc important de ne pas la perdre
de vue. Néanmoins, dans l’ensemble, on peut
estimer qu’elle fausse la com¬préhension
du problème. Nous voudrions donc exposer quelques
idées ten¬dant à montrer en quoi cette
vision est erronée et comment il se fait que la
compréhension d’une telle problématique
puisse exercer une si forte influence.
Étudiant, j’ai étudié l’histoire
de la pensée politique à partir d’un
manuel sco¬laire classique écrit par le professeur
Sabine. On y décrivait l’histoire des idées
politiques de la philosophie grecque jusqu’au monde
romain, puis des Romains à la philosophie politique
des Évangiles et des premiers Pères de l’Église,
enfin de là il passait directement à la
pensée médiévale. Pas un mot de la
Bible hébraïque ou de n’importe quelle
autre source juive.
Ainsi, bien que notre propre lexique politique soit aujourd’hui
composé d’idées politiques issues
de la Bible hébraïque, dont des concepts comme
la paix internationale, la vision d’un nouvel ordre
mondial, la libération nationale, la justice sociale,
le désarmement, la désobéissance
civile et l’inaliénable dignité humaine,
le professeur Sabine traitait les Prophètes d’Israël
comme s’ils n’avaient jamais existé.
L’index du manuel ne cite pas même la Bible
hébraïque, Moïse, Isaïe ou le judaïsme
: aucune référence aux Juifs sauf lorsque
l’auteur évoque la philosophie politique
de Mussolini, Alfred Rosenberg et Hitler 1. Quant aux
idées politiques de la Bible, le professeur Sabine
attribuait toutes celles qu’il avait choisies d’exposer
à Zénon de Citium, le fondateur du Stoïcisme
aux environs de 300 avant l’ère commune.
Au passage, il mentionne la singulière dimension
non grecque de l’école de Zénon :
« Ce penseur fut en effet le moins lié à
Athènes et à la Grèce de toutes les
autres écoles philosophiques de son temps. Son
fondateur était un “Phénicien”,
ce qui doit signifier qu’au moins un de ses parents
était d’origine sémitique. Après
lui les chefs de l’école vinrent principalement
de régions périphériques au monde
grec, particulièrement d’Asie Mineure où
le mélange des Grecs et des Orientaux se poursuivit
de façon très rapide.» Cette question
de la forme et du contenu du mélange gréco-oriental
n’intéresse pourtant pas l’historien
qui n’y accorde aucune attention.
D’autres importantes histoires intellectuelles ne
sont guère meilleures. L’histoire intitulée
de façon suggestive par le professeur Wolin, La
Politique et la Vision, ne portent pas non plus mention
dans son index de la Bible ou des Prophètes. Néanmoins,
à la différence de Sabine, Wolin daignait
consacrer trois phrases au judaïsme avant de poursuivre
une série de chapitres décrivant les contributions
à la pensée occidentale des idées
politiques chrétiennes (« un idéal
communautaire nouveau et puissant qui a ramené
les hommes à une vie pleine de sens et d’action
»). Voici ce qu’il écrit : «
Concernant l’expérience religieuse des Juifs,
elle fut fortement marquée par des éléments
politiques. Les termes de l’alliance entre Yahvé
et son peuple élu ont souvent été
interprétés comme la promesse du triomphe
de la nation [juive], l’établissement d’un
royaume politique permettant aux Juifs de gouverner le
reste du monde. La figure du Messie, à son tour,
est apparue non pas tant comme un agent de rédemption
que comme le restaurateur du royaume de David. »
Ainsi, selon le professeur Wolin, près de mille
ans de pensée politique juive précédant
l’apparition du christianisme peuvent être
efficacement résumés dans la croyance selon
laquelle les Juifs rechercheraient la puissance politique
suprême afin d’établir leur autorité
sur la planète tout entière. Un constat
identique peut être établi concernant les
manuels concurrents. La plupart traitaient le christianisme
primitif avec respect, quant à la Bible hébraïque
et la contribution du judaïsme à la pensée
politique occidentale, ils en disent à peine un
mot, voire aucun. (...)