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«L’Internement
par les Nazis de ressortissants du IIIe Reich pour des
motifs d’homosexualité est une réalité.
Si la répression de l’homosexualité
était inscrite dans le code pénal allemand,
en son article 175, bien avant l’instauration du
régime hitlérien, ce dernier l’utilisa
systématiquement à partir d’août
1937 sous couvert de la loi de « la protection de
la race » et dans le cadre de l’élimination
des « éléments nuisibles à
la société ». Dans les lieux d’internement,
les « asociaux » portaient un triangle noir
sur leurs vêtements, les « témoins
de Jéhovah » un triangle violet, et les personnes
arrêtées comme « homosexuels »
un triangle rose, voire une barrette bleue au camp de
Schirmeck. Depuis la libération des camps de concentration
nazis et la fin de la seconde guerre mondiale, l’ensemble
des associations de déportés était
d’accord pour affirmer qu’il n’y avait
pas eu de déportés partis de France au titre
de ce motif. Cette affirmation s’appuyait sur deux
constatations : la première étant que toutes
les personnes déportées au titre des mesures
de répression portaient un triangle rouge, la seconde
que seul Pierre Seel avait revendiqué son homosexualité
comme motif de son arrestation.
Même
s’il était possible d’admettre à
priori cette affirmation pour ce qui concerne l’ensemble
du territoire français resté sous l’autorité,
même théorique, du régime de Vichy,
il pouvait paraître quelque peu contradictoire que
le régime hitlérien ait réprimé
l’homosexualité sur la quasi totalité
du même Reich à l’exception des trois
départements français annexés par
lui : le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle. Mais cette
question, souvent abordée, était toujours
l’occasion de prises de position de principe négatives,
souvent irréfléchies et toujours passionnées.
»
Mémoire
homosexuelle et histoire des homos
La
mémoire historique homosexuelle a ceci d’original,
que faute de continuité familiale ou de tout autre
mode direct de transmission, elle reste trop souvent une
mémoire à court terme, réinventée
ou réapprise par chaque nouvelle génération
de gays ou de lesbiennes 2. Parce que, contrairement à
ce qui est par¬fois avancé, les homosexuel-le-s
ne constituent pas a priori un groupe unifié, ni
ne partagent forcément un « destin »
semblable, la construction d’une mémoire
propre, la recherche de référents communs,
qu’ils soient historiques ou littéraires,
a été un exercice récurrent du processus
de construction identitaire homosexuel et/ou lesbien 3.
Le renvoi à la tradition grecque, par opposition
à la tradition judéo-chrétienne,
fut longtemps un moyen de légitimer le désir
homosexuel, tandis que les premiers ouvrages militants
publiés à la fin du XIXe siècle,
s’ouvraient fréquemment sur une longue liste
d’homosexuels « célèbres »,
moyen de rendre leur visibilité et leur respectabilité
à ceux qui étaient alors considérés,
au choix, comme des criminels ou des malades.
De
manière assez semblable, l’émergence
des gay and lesbian studies aux États-unis, à
partir des années 1970, s’inscrivit d’abord
dans le cadre plus large de la « libération
» homosexuelle, et mobilisa dans un premier temps
des militants qui entendaient, par leur incursion dans
le champ universitaire, réclamer leur place dans
une histoire dont ils avaient été jusqu’alors,
consciemment ou non, exclus. Ainsi, comme le rappelait
dès 1982 le sociologue et historien Michael Pollak
« la littérature sur l’homosexualité
à la fois suit et contribue à formuler les
définitions sociales et l’identité
homosexuelle ». Cependant, rajoutait-il, «
on ne peut pas restreindre le rôle performatif du
discours scientifique sur l’homosexualité
à celui d’un compagnon de route du mouvement
d’émancipation homosexuel».
De
fait, la posture revendicative initiale, caractéristique
d’un groupe minoritaire en quête de reconnaissance
politique et sociale, s’est progressivement «
normalisée » – même si la dimension
politique n’est pas forcément absente 7 –,
au moment où les travaux sur le genre et les sexualités
acquéraient une légitimité au sein
même de l’Université. En France, en
dépit de la précocité et de la valeur
des travaux sur la sexualité initiés par
des historiens comme Michel Foucault, Philippe Ariès,
Jean-Louis Flandrin ou Alain Corbin 8, l’histoire
des homosexualités s’est développée
de manière tardive, soit parce que le sujet était
regardé comme trivial, ou tabou, soit parce que
l’idée même d’une histoire du
genre ou des minorités sexuelles semblait renvoyer
à un modèle américain souvent qualifié
de « communautariste » et considéré
avec suspicion par les milieux universitaires. Par ailleurs,
les chercheurs qui entendaient travailler sur l’histoire
des homosexualités se voyaient fréquemment
renvoyés à l’absence supposée
de sources sur cette question et à l’impossibilité
d’écrire autre chose qu’une histoire
des discours et des représentations, dans la lignée
du linguistic turn. Les travaux récents, publiés
en France comme à l’étranger, doivent
à mon sens permettre de balayer ces réserves.
Il n’est plus possible d’invoquer l’absence
d’archives pour dénier le droit d’écrire
l’histoire des homosexualités, tant on est
au contraire frappé par la variété
et l’ampleur des sources disponibles, qui ont certes
l’inconvénient d’être extrêmement
dispersées, et donc d’un maniement peu aisé
: que l’on pense par exemple aux archives judiciaires
et policières, aux archives des associations gay
et lesbiennes et des mou¬vements de lutte contre le
sida, aux ouvrages médicaux et aux manuels d’éducation
sexuelle, à la littérature et à la
presse, à l’art et aux productions artistiques
en général, aux témoignages et à
l’histoire orale… Cela ne doit évidemment
pas nous cacher l’existence de lacunes et de déséquilibres,
qui tiennent à la nature même des sources
: l’homosexualité masculine est mieux renseignée
que l’homosexualité féminine, les
modes de vie des élites nous sont mieux connus
que ceux des classes populaires, la subculture des grands
centres urbains a laissé davantage de traces que
celle des villes de province.