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Le
29 janvier 2001, le président de la République
et le Premier ministre signent le décret de promulgation
d’un texte de loi qui tient en un article unique ;
« La France reconnaît publiquement le génocide
arménien de 1915 ». Par un hasard du calendrier,
cette loi devient la première loi de la République
française du vingt et unième siècle.
Quel sens faut-il donner à cette reconnaissance par
la France ? Le législateur a-t-il empiété
sur le territoire de l’historien ? Était-ce
son rôle de dire l’histoire ? En avait-il le
droit ? Autant de questions qui, en miroir, soulèvent
celles de la fonction de l’historien et surtout de
son éthique. A-t-il le droit de descendre dans l’arène
politique pour faire reconnaître une vérité
historique et qu’est-ce qu’une vérité
historique ? Dans le cas précis d’une reconnaissance
d’un génocide, l’historien ne commet-il
pas plusieurs « péchés mortels »
: présenter une « vision lacrymale »
de l’histoire ; refuser toute controverse sur la qualification
de génocide ; adopter une position militante ; verser
dans le communautarisme ? Ces questions ont été
posées et elles continuent à l’être.
Pour y répondre, commençons d’abord
par raconter l’histoire de cette reconnaissance par
la France du génocide arménien.
L’éveil à
la conscience du génocide arménien
Après la Première
Guerre mondiale, les survivants nomment les massacres qui,
en 1915 et 1916, ont provoqué la mort des deux tiers
de la population arménienne de l’Empire ottoman
: « la grande catastrophe ». Dans les communau¬tés
diasporiques, on commémore chaque 24 avril le jour
où, à Constantinople, l’intelligentsia
arménienne a été arrêtée
puis déportée et assassinée. De son
côté, la jeune République de Turquie,
instituée en 1924, a effacé le souvenir de
cet événement et supprimé toute évocation
d’une présence arménienne en Turquie.
De même que les Kurdes sont appelés «
Turcs des montagnes », de même on ne trouve
pas mention d’une Arménie ni d’Arméniens
dans la géo¬graphie et l’histoire officielle
imposées aux citoyens de ce pays. Cet effacement
est d’autant plus nécessaire que la suppression
des Arméniens ottomans a permis de fixer les frontières
orientales de la Turquie et que nombre de fondateurs de
la République ont été les agents de
ces massacres planifiés.
En introduisant dans le
vocabulaire juridique le mot génocide qu’il
a forgé, Raphael Lemkin rompt cet équilibre
entre une chape de silence et une mémoire impuissante.
Dans les communautés arméniennes, on réalise
progressivement que, par la définition qu’en
donne la convention de 1948, la « grande catastrophe
» de 1915 est, en regard du droit international, un
génocide.
Cette
conviction mûrit lentement et explose, le 24 avril
1965, à l’occasion du cinquantième anniversaire,
en une journée de revendication exprimée dans
la rue, en Arménie soviétique comme en diaspora.
La réplique turque est immédiate. On veille
plus que jamais à interdire toute référence
à une Arménie et à des Arméniens.
À l’étranger, les diplomates renforcent
leur vigilance et s’indignent à la moindre
évocation d’un « prétendu génocide
». Lorsque, dans une sous-commission des droits de
l’homme de l’ONU, un rapport sur le crime de
génocide mentionne le génocide arménien,
la Turquie obtient que le paragraphe qui l’évoque
soit supprimé et le rapport est enterré. Les
Arméniens n’ont aucun moyen de s’opposer
à cette dénégation orchestrée
par un État puissant. Ce génocide n’intéresse
ni les politiques ni les opinions publiques des démocraties
occidentales. Dans la jeunesse arménienne de la troisième
génération, tourmentée plus encore
que ses pères par un besoin d’identité,
ce déni engendre un mouvement de colère que
canalisent les dirigeants de quelques partis arméniens,
ici les Justiciers du génocide qui ciblent leurs
actions sur des diplomates turcs, là l’Armée
secrète de libération de l’Arménie
(ASALA) manipulée au Liban par des extrémistes
palestiniens, qui déborde progressivement vers un
terrorisme aveugle. De 1975 à 1983, l’opinion
publique internationale entend parler pour la première
fois du génocide arménien, et les Arméniens
de la diaspora se réjouissent de l’effet publicitaire
de ce terrorisme. Mais ils réalisent vite les dangers
de cette dérive et ils finissent par dénoncer,
pour une majorité du moins, cette violence dont ils
ont soutenu les premières manifestations. Pour s’opposer
au déni turc, il leur faut revenir à l’action
politique. (…)