Georges-Elia
Sarfati, né en 1957, est professeur des Universités.
En linguistique, ses travaux portent sur la théorie et
l’analyse des rapports entre discours et sens commun ; lexicographe,
il collabore au Petit Robert des Noms propres (domaine : Israël).
En philosophie politique, à partir de la pragmatique et
du marxisme, il développe une réflexion sur les
conditions contemporaines d’un exercice collectif de la
fonction critique. En poésie, le prix Louise Labé
lui a été décerné.
***
Pour
saisir le véritable nœud du problème, il faut,
comme d’habitude, renverser le bavardage de l’opinion
courante.
Mario Tronti Le Crépuscule de la politique
Après
avoir lu Empire et Multitude [1], on peut à bon droit se
demander si leurs auteurs, M. Hardt et A. Negri (notés
: H & N) ont sciemment nourri le dessein de passer un compromis
avec le système qu’ils dénoncent formellement
ou si c’est à leur corps défendant qu’ils
ont élevé à la dignité de thèses
princeps les poncifs régulateurs de l’idéologie
néolibérale qui depuis une bonne vingtaine d’année
se sont confondus avec l’air que nous respirons. Une hypothèse
plus indulgente consisterait à supposer qu’ils ont
sciemment et subtilement adopté le cadre doctrinal imposé
par ces poncifs pour tenter en s’y inscrivant, puis en feignant
de les reprendre à leur compte, de le subvertir de l’intérieur.
Dans
le premier cas, il n’est pas douteux qu’ils complaisent
aux puissants, dans le second cas, il est encore moins douteux
qu’ils font courir à la théorie critique dont
ils se réclament un risque mortel de dissolution, et, ce
qui est plus grave à nos yeux, mais se déduit comme
une conclusion de sa prémisse, celui d’égarer
la multitude sans repère en attente d’analyses éclairantes.
Il
faut pourtant s’incliner devant une entreprise intellectuelle
aussi ambitieuse que soucieuse d’une quasi-exhaustivité.
Puisqu’il s’agit de rien moins, entre les deux ouvrages,
que d’identifier les traits saillants de l’époque
– en y repérant notamment les conditions actuelles
de la domination-, et d’envisager une à une, avec
un authentique esprit de suite, les différentes voies de
son possible dépassement. Et dans la mesure où un
semblable état de la question n’avait pas encore
été tenté, il s’agit d’une initiative
salutaire.
Une
pensée radicale ?
La
perspective se veut radicale. Mais elle paraît tout aussi
équivoque. L’est-elle parce qu’elle dessine
la possibilité d’un monde autre ? Ou bien encore
parce qu’elle essaie d’éclairer les conditions
présentes de ce passage ? La réponse est que chaque
ouvrage assume une part du questionnement. Empire cherche à
identifier les tenants et aboutissants du nouvel ordre mondial,
Multitude s’attache à discerner des points de ralliement.
Nous sommes bien en présence d’un diptyque conceptuel
; si le premier versant reconnaît catégoriquement
les signes d’un changement d’époque, le second
appelle de ses vœux la mutation qui l’abolirait. Entre
radicalité présumée du point de vue, et radicalisme
du projet instancié, la décision d’agir -armée
des moyens de l’action- devrait sortir victorieuse. Or le
problème, irrésolu au sortir de cette nouvelle somme
de théologie acritique, est que les angles morts abondent,
tandis que les points de ralliement patiemment étayés
ont l’allure d’irréfragables points de fuite.
Dans l’absolu- puisque c’est à chaque page
dans l’absolu de la pure spéculation que les auteurs
se situent- on ne peut que souscrire au « désir de
démocratie » qui décline l’alpha et
l’oméga de leur quête. Cette formidable traversée
des mondes possibles – puisque rien de tel qu’un empire
post-moderne ni qu’une multitude universelle n’existe-
exhale toutefois la fraîcheur et la vérité
native qui, dit-on, sort seulement de la bouche des enfants.
Les
deux ouvrages prétendent s’inscrire sans la perspective
de la tradition de pensée radicale. Est-ce vraiment le
cas ? Un examen attentif de leur cadre de référence
dément rapidement cette filiation pourtant fortement revendiquée.
Tandis que le fondateur du matérialisme historique a construit
le projet d’une critique radicale de la société
à partir de la philosophie, puis de la philosophie à
partir de la politique, enfin de la politique à partir
de l’économie, H & N dessinent un itinéraire
rigoureusement contraire. Ils passent sous silence les données
économiques caractéristiques du nouvel ordre mondial,
tout en faisant simultanément valoir nombre de thèses
catégoriquement affirmées. Leur analyse de la situation
présente pêche par formalisme juridique (sous leur
plume, l’ordre politique international semble ne tenir qu’à
l’existence de grandes institutions à elles seules
en charge de l’équilibre du monde) ; la philosophie
– ou ce qui tient lieu de « philosophie politique
» occupe une place exorbitante. Le défaut constant
d’une réflexion rigoureusement conduite sous les
auspices de la connaissance objective le cède en revanche
à un discours spéculatif, à la tonalité
volontiers incantatoire, qui s’aliène le plus souvent
dans la reformulation simpliste d’une métaphysique
d’emprunt – l’ontologie spinoziste trivialement
bricolée.
Et
tandis qu’au principe de la pensée critique, Marx
plaçait la philosophie allemande, la politique française
et l’économie politique anglaise, H & N opèrent
un déplacement prodigieux des perspectives en articulant
beaucoup de sciences économiques nord américaines
(théorie du management) hâtivement reliées
à la philosophie française post-moderne. Quant à
la politique, ses référents souffrent d’un
effet de dispersion tel qu’il n’est guère possible
de les relier entre eux par un lien historique dont la cohérence
offrirait au lecteur un principe clair d’intelligibilité.
S’agissant du passé, la convocation du souci politique
consiste en un brassage éclectique des grands évènements
du XXe siècle (il y est beaucoup question de « résistance
», mais à qui au juste ?) ; pour ce qui est du présent
et du futur, l’horizon historique se dissipe à mesure
qu’on attend d’y atteindre. Mais la revendication
de l’inscription radicale est constante. Elle constitue
même un leitmotiv commun aux deux ouvrages. La bibliographie
retenue par H & N vérifie rarement leur déclaration
d’intention. Les auteurs les plus souvent cités brillent
par leur appartenance au monde de la pensée dominante.
C’est là un indice d’acceptation tacite de
l’ordre socio-politique que ceux-ci représentent,
puisque la plupart du temps ils ne sont pas cités pour
être discutés ni récusés, mais pour
servir de point d’appui au raisonnement. Il est notamment
choquant de constater l’omniprésence de C. Schmitt
– résolument adopté par H & N –
mais c’est là un autre signe des temps- puisqu’il
va leur servir de contre-épreuve constante pour situer
leur propre thèse. Dans leur critique de la souveraineté,
l’idéologue et juriste nazi est visiblement tenu
pour un théoricien de première importance vers lequel
converge et par lequel s’achève la grande tradition
de la philosophie politique, de Machiavel à Hegel, en passant
par Hobbes et Rousseau. En contrepartie de quoi, Empire et Multitude
ne mentionnent sérieusement aucun auteur dont l’engagement
ou l’œuvre se distinguerait par son implication dans
le mouvement des luttes populaires. Nous ne parlons pas même
des grands continuateurs, ni des hérauts de la révolution
politique d’inspiration marxiste : Lénine, Mao, etc.
sont quelques fois cités – surtout en exergue. Mais
on n’y croit guère. Dans l’atmosphère
artificieuse d’Empire et Multitude, ces faibles recours
produisent l’effet de surimpressions kitch sur des dessins
d’Andy Warhol.
Contre
toute attente, Empire et Multitude s’avèrent on ne
peut plus en phase avec la grille de lecture de l’actualité,
patiemment distillée par les doctrinaires de la mondialisation,
soit dit de la pensée unique. La rupture révolutionnaire
que H & N appellent de leurs vœux se révèle
paradoxalement et en tous points conforme aux axiomes de la contre-révolution
libérale en marche depuis la fin du providentialisme keynésien
: la disparition de l’État-nation, la fin de l’économie
nationale, la disparition de la classe ouvrière, la transformation
de la logique du capital, la forclusion de l’espace révolutionnaire
[2]. Ces axiomes tiennent en quelques propositions, tant et si
bien relayées par les grands médias et l’esprit
de Davos, qu’ils passent aujourd’hui dans l’opinion
pour des évidences de nature [3].
Il
n’en demeure pas moins qu’entre l’effet rhétorique
et l’entêtement statistique des faits, un écart
abyssal subsiste. Or l’accréditation irréversible
de la validité de ces thèses expliquerait l’émergence
comme la formation d’un nouveau bloc historique d’envergure
planétaire : l’Empire. De telle sorte que l’extension
irrésistible et inévitable de cette nouvelle forme
économico-politique (à l’intérieure
de laquelle économie et politique seraient devenues indifférenciées)
aurait rendue obsolète la distinction entre un «
dehors » et un « dedans ». Ce qui revient à
dire que le mode de propagation de l’économie de
marché ne permet plus de tenir pour une catégorie
d’analyse pertinente l’opposition centre/périphérie
s’agissant de qualifier du point de vue de l’économie
critique les différents seuils de développements.
Ce qui revient aussi à soutenir tout de go que l’espace
de la révolution politique est désormais forclos.
Quant aux véritables « ennemis » de la Multitude,
ils n’ont plus de visage, surtout pas d’identité,
puisqu’ils ne sont plus guère assignables ; ils se
confondent simplement avec « un régime spécifique
de relations sociales ». On peut se demander si cette assomption
frivole trouverait un écho favorable auprès des
êtres humains qui augmentent chaque jour- sur les cinq continents
mondialisés non pas une abstraite multitude, mais la myriade
exploitée des classes subalternes ?
On
peut légitimement s’interroger sur la raison d’être
d’un tel délitement de la pensée critique,
de son affaiblissement au contact de la philosophie post moderne
dans laquelle cependant H & N persistent à voir l’occasion
de son renouvellement. En 1959, C. Wrigt écrivait que «
nous entrons dans la période post moderne » [4].
Sur l’ordre des raisons qui justifie à ses yeux ce
diagnostic, Wright allègue l’échec général
de la modernité occidentale : à l’Ouest, le
dévoiement de la démocratie directement liée
à l’émergence d’une culture de masse
; à l’Est, les désastres du déviationnisme
stalinien.
Un
demi-siècle plus tard, à quelques variantes près,
le même diagnostic peut être reconduit : la massification
a d’autant plus uniment progressé, qu’avec
l’échec avéré du marxisme-léninisme,
le modèle consumériste de la démocratie s’est
tendanciellement imposé comme l’unique alternative
viable de société. Cet état de fait –
même si la présomption qui l’enveloppe demeure
selon nous sujette à caution- n’en constitue pas
moins une donne historique fondamentale avec laquelle l’analyse
philosophico-politique doit compter. Il est alors raisonnable
de penser que ce même ordre de raisons, qui sanctionne la
défaite conjoncturelle mais durable [5] de la perspective
radicale, a eu un impact direct sur l’expression ainsi que
sur la formulation mêmes du projet critique.
C’est
donc à l’aune de ces évolutions qu’il
convient d’évaluer la contribution de H & N.
En l’occurrence, la manière dont leur analyse se
saisit de ces mutations atteste la perméabilité
de leur propre conception du monde – comme de leur représentation
des possibilités actuelles de l’émancipation-
à ce qui constitue un véritable choc. D’où
cet exercice de philosophie académique, entrecoupé
de velléités subversives, au fond très politiquement
correct, puisqu’il paraît entériner, bien davantage
qu’il ne le met en cause, l’essentiel de ce qui est
en fait à contester.
Dans
une conjoncture historique intermédiaire, mais analogue
à celle qui inspirait C. Wright, et qui permet aujourd’hui
d’éclairer – sans la justifier ni l’accepter-
l’analyse de H & N, P. Anderson avait précisément
circonscrit les points d’impact du triomphe « libéral
» sur les formes du discours critique [6]. Pour P. Anderson,
le radicalisme de la défaite se reconnaît principalement
à trois traits : - Il se signale d’abord par l’involution
de la critique de l’économie politique au pré-carré
de l’abstraction spéculative, comme telle entièrement
déliée d’une confrontation sérieuse
avec les données historiques. Ce premier mouvement correspond
au moment de la régression théorique du projet critique
qui referme ainsi sur la seule protestation morale le prisme de
ses objets. On peut ainsi tenir pour un signe apparent de cette
involution théorique la réduction des catégories
de l’analyse philosophique au binarisme simpliste qui qualifie
dans un geste digne des antiques théogonies le combat annoncé
de « l’empire » et de « la multitude »-
véritable choc des titans ;
–
Il se distingue ensuite par une empathie marquée à
l’égard d’une langue volontiers ésotérique,
ce qui, selon Anderson, est un « indice du fossé
qui sépare la pensée socialiste et le terrain de
la révolution prolétarienne » (p. 76-77).
On ne compte plus les nombreuses marques textuelles où
le développement principal le cède, dans un écartèlement
constant de la réflexion, soit à l’habitus
compassé du mélange des genres (morceaux intercalés
de critique littéraire ou note théorique) et des
langues (« Golem », « Geheimrat », «
Le big Government est de retour »), soit à l’air
saturé du temps (injonction au lecteur toute droit venue
de la science fiction : « Que la force soit avec toi »),
soit encore à l’inutile tentation scolastique : latinismes
superfétatoires qui confèrent au texte une tonalité
faussement docte (« Simplissimus », « Ingenium
Multidinis »), de sorte que même la part d’ironie
que l’on peut supposer à ces endroits opère
comme autant de signes de connivence entre initiés ;
–
Il se caractérise encore par sa fascination identificatoire
à l’égard de la culture dominante, au point,
s’il s’agit de pensée, de faire siennes ses
catégories, sanctionnant ainsi l’affaiblissement
définitif de son radicalisme présumé. Outre
les partis pris déjà signalés qui commandent
à l’organisation intellectuelle du cadre de référence
(Kelsen, Schmitt, etc.), cette sorte de compromis idéologique
se mesure aussi à la redéfinition des objets thématiques
– choix apparemment assumé comme un enrichissement
de l’analyse : culte de l’éphémère,
valorisation des marginalités, exaltation néo-païenne
du désir et des corps, etc. [7]. Tous ces mythèmes
combinés consacrent le pénible recyclage de l’esprit
de scission. On pourrait enrichir cette typologie d’un autre
paramètre, spécifiquement distinctif de la posture
critique qui nous occupe ici. Il s’agit d’un trait
de contenu commun aux trois critères à l’instant
exposés. Ce paramètre permet à lui seul de
les articuler par leur contenu même. Matière première
du propos de H & N, cet invariant consiste dans l’adhésion
sans faille des auteurs aux succédanés de théorisation
post moderne, dument assimilés par la culture ambiante,
et qualifiée par G. Agamben de « pensée molle
» [8]. Il est ainsi tout à fait caractéristique
de ce triple déport qu’au moment d’établir
la « généalogie des formes de résistance
», H &N en oublient d’esquisser sur un mode symptomal
l’étiologie de leur propre position.
Empire
et Multitude ou les symptômes prononcés d’une
pensé postcritiques.
Le
mythe de la transparence communicationnelle
Pour
H & N le « langage » constitue un attribut libérateur
de la multitude. Cette thèse se rattache directement au
constat de l’émergence du travail immatériel
[9]. Il faut rendre justice aux auteurs d’éclairer
en termes intéressants cette mutation. La distinction modernité/postmodernité
correspond à l’opposition fordisme/post-fordisme,
isomorphe du distinguo travail matériel/immatériel
dans le champ économique. Selon H & N le travail immatériel
représente un facteur d’émancipation que la
multitude doit savoir exploiter à son avantage : «
Les formes principales de la coopération productive ne
sont plus créées par les capitalistes dans le cadre
d’un projet d’organisation du travail, mais elles
sont suscitées par les énergies productives du travail
lui-même. » (p. 141) L’émergence du travail
immatériel définit une nouvelle situation historique
dans laquelle : « Les langages se mêlent et s’échangent
pour former non pas une seule langue, mais plutôt un pouvoir
commun de communication et de coopération au sein d’une
multitude de singularités » (p. 171)
Il
en résulte « une transformation anthropologique »
(p. 236) qui indique qu’au sein des rapports de production
se joue désormais « le passage de l’habitude
à l’acte performatif » (p. 236). En effet,
selon H & N : « la performativité, la communication
et la collaboration sont devenues des caractéristiques
fondamentales du post-fordisme et du paradigme de la production
immatérielle (…) Le produit n’est autre que
l’acte de produire lui-même. » (p. 238) A notre
sens, la conception du langage à l’œuvre dans
ces analyses souffre d’un grave déficit théorique.
Elle appelle deux séries de remarques.
Cette
conception repose sur une vision angélique de la communication.
H & N adhèrent à une conception transcendantale
de l’activité communicationnelle qui se double, dans
leur cas, d’une idéalisation de l’usage linguistique
[10]. Sous couvert d’analyser l’émergence d’un
type de production dominé par le procès de subjectivation
inhérent au travail immatériel, les auteurs cèdent
au mythe de la transparence communicationnelle, version post-moderne
d’une conception idyllique du lien social : « la faculté
du langage (…), la capacité générique
de parler, le potentiel indéterminé précédant
tout énoncé spécifique » représente
« une composante essentielle du travail immatériel
» (p. 239). Et encore ceci : « Les langages, les pratiques
et les formes de production communes propres à notre société
s’opposent aux formes de domination en vigueur » (p.
358)
Le
fait d’énoncer n’a jamais été
un gage de liberté (sauf dans la perspective d’une
conception toute formelle de la liberté d’expression),
ni une garantie d’émancipation. Les interactions
verbales produites dans les rapports de travail portent témoignage,
toujours et encore, de leur dépendance à l’égard
du contexte de la production ; elles demeurent, même dans
l’économie immatérielle, et, peut être
plus encore parce qu’elles constituent l’identité
de marque de ce type d’économie, des expressions
du travail aliéné. Contrairement à ce que
H & N affirment benoîtement, tout acte d’énonciation
fait fond sur des stratifications de mémoire discursive
; il n’est donc nullement inconditionné. Il n’y
a rien de plus surdéterminé que la prise de parole
sur laquelle pèse l’a priori de l’opinion,
de l’idée reçue et de la stéréotypie.
L’expérience quotidienne de la parole, privée
ou publique, en est une éloquente démonstration.
Il
en va de même de la performativité linguistique précisément
comprise comme une dimension fondamentale de la praxis. H &
N font un usage poétique de ce concept, prolongeant en
cela la lecture que Barthes proposait d’Austin [11]. Pour
le fondateur de la speech act theory [12], l’énonciation
performative suppose une théorie des normes institutionnelles
de la prise de parole. Celles-ci définissent pour les locuteurs
un système de contraintes, non seulement marquées
en langue, mais encore directement corrélées au
contexte d’énonciation. Il n’y a dans l’activité
linguistique ainsi comprise nulle trace de transcendance ; la
performativité ne produit ni ne crée rien en dehors
du cadre de l’échange qui fait obligation aux sujets
de se conformer aux attentes déterminées par le
contexte. Enfin, un éclairage sociologique du procès
performatif 13 montre que la « coopération »
des sujets au cours de la communication définit le système
spécifique de l’économie des échanges
linguistiques, lequel n’est à son tour – et
en retour- qu’une des dimensions de l’économie
inscrite dans les rapports sociaux de production. Toutes ces notions
auraient dû sensibiliser H & N aux véritables
enjeux économico-politiques de la communication considérée
sous l’angle de la production postfordiste.
Le
mythe de la transparence communicationnelle est le pendant immédiat
de l’idéologie juridico-commerciale de la libre circulation
des hommes et des idées. Elle traduit au plan de la théorie
du langage le principe marchand. A ce titre, elle ne peut pas
être alléguée comme une option critique [14].
Loin
de représenter par elle-même une possibilité
d’émancipation, l’émergence du paradigme
du travail immatériel constitue davantage la possibilité
d’une nouvelle forme du travail aliéné, parce
qu’il coïncide avec le franchissement d’un seuil
supplémentaire dans la sophistication des formes d’exploitation
et d’extraction de la plus-value. Cette nouvelle conjoncture
offre donc au biopouvoir de l’empire (contre la biopolitique
de la multitude) la possibilité effective de redéfinir
les formes du contrôle.
Il
est étonnant que H & N qui ont placé le concept
de biopouvoir au centre de leurs analyses aient dépolitisé
à ce point la théorie des pratiques discursives.
Ce n’est pas une philosophie du langage (réduite
à l’exaltation de « la faculté générique
») qui permet de rendre compte ni même de détecter
les formes langagières de l’hégémonie.
Mais une théorie critique du discours, résolument
absente. Faute d’une telle perspective, H & N condamnent
le projet d’une démocratie de la multitude aux errances
d’une rhétorique désuète [15] (ainsi,
entre autres déclarations : « Si la situation actuelle
est propice (…) c’est parce que le pouvoir constituant
de la multitude a mûri et se montre désormais capable,
à travers ses réseaux de communication et de coopération,
à travers la production du commun, d’être le
véhicule d’une société alternative
», p. 402).
L’intrigue
de la multitude
Il
faut maintenant être attentif à la lettre du texte
[16]. Au-delà d’une définition générale
de la multitude, le déploiement de son concept donne véritablement
lieu à la visualisation d’une intrigue. Il y a une
odyssée de la multitude – apparentée à
un parcours de transformation qui vérifie les principaux
traits d’un parcours initiatique. Tout au long d’un
procès riche en épisodes, se joue le drame de la
multitude. Pour ce qui est de sa naissance, la multitude apparaît
comme chevillée à l’empire. Mais elle y tient
le rôle d’une puissance d’arrachement à
la servitude. H & N se plaisent, à différents
moments, à établir un parallèle significatif
entre la quête d’émancipation de la multitude
et la sortie des Hébreux esclaves de Pharaon en Égypte.
Nous reviendrons plus loin sur les enjeux de ce recours. Sur la
détention de qualités natives, la multitude est
a priori créditée d’un extraordinaire potentiel
d’émancipation ; cette assomption émaille
régulièrement la réflexion des auteurs :
« la multitude recèle un énorme potentiel
de transformation sociale positive » (p. 89), « la
multitude est porteuse de démocratie » (p. 10), «
Cet être social commun est la matrice centrale de la production
et de la reproduction de la société contemporaine,
mais il recèle aussi la possibilité d’une
société nouvelle et alternative » (p. 191).
Par
ailleurs, par sa nouveauté radicale, la multitude subsume
toutes les autres dénominations de formations collectives,
puisqu’elle désigne « un réseau ouvert
et expansif dans lequel toutes les différences peuvent
s’exprimer librement et au même titre, un réseau
qui permet de travailler et de vivre en commun » (p. 7).
Ainsi, par rapport au peuple qui « dénote une conception
unitaire », la multitude réfère à «
une multiplicité de différences singulières
» ; par rapport à la masse dont « l’essence
» est « l’indifférence », dans
la multitude au contraire, « les différences sociales
restent différentes ». Enfin, par rapport à
la classe ouvrière qui constitue « un concept exclusif
», la multitude représente « un concept ouvert
et inclusif » Pour H & N, la multitude porte par essence
une promesse d’émancipation (« aujourd’hui,
une démocratie de la multitude n’est pas seulement
nécessaire mais possible », p. 12). Dans cette perspective,
le « pauvre » est cette singularité fondatrice
de la multitude (« sous l’hégémonie
de la production immatérielle, le pauvre est la figure
paradigmatique (…) au sens où la société
tend à produire comme un ensemble coordonné »,
p. 185). Dans une formulation où travaille le spectre du
prolétaire industriel, identifié par Marx au XIXe
siècle, H & N écrivent encore que « le
pauvre met ainsi en lumière la relation contradictoire
qui existe entre la production et le monde de la valeur ».
Nous examinerons plus loin les implications éthiques de
cette thèse sur les contenus mêmes de ce que serait
une « démocratie de la multitude ». Dans son
mouvement irrésistible vers l’émancipation,
la multitude articule son action à une devise qui a au
moins le mérite de la concision : « la biopolitique
contre le biopouvoir » (p. 402). L’expression de la
multitude a par moments des accents christiques. Il y a une poétique
de la multitude qui se cherche à travers l’actualisation
de schèmes évangéliques. La multitude est
dotée d’un « pouvoir constituant ». La
caractérisation de cette propriété en fait
d’abord une figure de la grâce qui promet une profusion
d’amour puisqu’il « s’agit d’une
décision qui émerge du processus ontologique et
social du travail productif ; d’une figure institutionnelle
qui développe un contenu commun ; d’un déploiement
de forces qui défend la progression historique de l’émancipation
et de la libération : il s’agit, en bref, d’un
acte d’amour » (p. 397).
Or
il apparaît simultanément que la multitude connaît
les tourments d’une figure divine tiraillée entre
le royaume des Cieux et l’impôt dû à
César : « l’extraordinaire accumulation de
doléances et de propositions de réforme, devra,
le moment venu, se transformer en événement fort,
en revendication insurrectionnelle radicale (…) »(p.
403) Il faut s’interroger sur l’ambivalence constitutive
de cette tension qui oscille en permanence entre l’aveu
de sa soumission (et de la reconnaissance de sa dépendance
quoi qu’en disent H & N) et le désir de scission.
A cet endroit, la multitude apparaît comme l’expression
contournée de la contradiction dont elle procède
: elle est malgré tout une créature de l’empire
dont elle veut s’affranchir. En termes de philosophie politique,
cette tension irrésolue renvoie à la problématique
de l’alternative réforme/révolution, parvenue
ici à son paroxysme. Mais à défaut de surmonter
dans l’histoire réelle cette contradiction, H &
N contournent l’obstacle et règlent la question de
son dépassement dans une prise de refuge métaphysique.
Bousculant tous les paramètres de l’analyse historico-politique,
les apôtres de la multitude se mettent à prophétiser
en langue : « Ce sera le véritable acte d’amour.
» (p. 403). Sous les dehors d’une rhétorique
combative [17], une philosophie de vaincus tente donc de transcender
l’échec en formulant l’hypothèse gratuite
d’un avenir meilleur. A cet endroit, le recours consiste
encore à exciper de la mémoire du Golgotha, puisqu’au
bout de sa passion, la multitude est une figure du juste persécuté
: « Les nouvelles possibilités de démocratie
ont forcé la souveraineté à recourir à
des formes pures de domination et de violence » (p. 394),
« Le projet démocratique de la multitude est donc
nécessairement exposé à la violence militaire
comme à la répression policière : la guerre
suit la multitude dans l’exode, elle l’oblige à
se défendre et force le projet d’une démocratie
absolue à se définir paradoxalement comme résistance
» (p. 394).
Mais
la multitude n’est pas seulement, par ses attentes et ses
qualités innées, une vérification de la religion
d’amour. Elle demeure authentiquement postmoderne en ce
qu’elle agrège constamment, par-delà le bien
et le mal, une qualité et son contraire : « La production
de la subjectivité et la production du commun peuvent entrer
en symbiose et former un cercle vertueux » (p. 224). Cet
énoncé contraste singulièrement avec ceux-ci
: « Cette chair sociale vivante qui ne forme pas un corps
peut sembler monstrueuse » (p. 229), « L’informe
et l’inordonné sont horrifiants. La monstruosité
de la chair ne marque pas un retour à l’état
de nature, elle est produite par la société, c’est
une forme de vie artificielle » (p. 229) [18]. Il faut ici
être attentif à la thématisation simultanée
de deux valeurs antinomiques, mais articulées selon des
modalités inégales : si le « cercle vertueux
» appartient à l’ordre du « possible
», la prétendue « monstruosité »
de la multitude relève quant à elle pleinement du
présent. Les esprits forts pourront peut être et
sans difficulté inférer de la monstruosité
la vertu. Mais soucieux de tirer quelques leçons pratiques
de l’histoire, un sujet moins amnésique se demandera,
loin de la multitude : à moins d’une intercession
divine – mais la tradition biblique elle-même n’en
offre pas d’exemples-quand a-t-on jamais vu un monstre mettre
au monde un saint ? La multitude ainsi comprise est une entité
théologico-politique : « Nous devons considérer
cet être comme une chair neuve, une chair amorphe qui ne
forme pas encore un corps », « il existe toutefois
une autre possibilité, celle d’une organisation autonome
de ces singularités communes qui exprimeraient une sorte
de « puissance de la chair » dont on peut faire remonter
la généalogie à l’apôtre Paul
de Tarse », « la puissance de la chair est la capacité
que nous avons de nous transformer à travers l’action
historique et de créer un monde nouveau » (p. 191).
Mais
ce retour à Paul, pour être indicatif de la sorte
d’universalité pour laquelle plaident H & N,
se noue plus particulièrement à la médiation
de la métaphysique spinoziste : « Spinoza nous donne
une première idée de ce que pourrait être
son anatomie : « Le corps humain, écrit-il, est composé
d’un très grand nombre d’individus (de nature
différente), chacun d’eux étant lui-même
extrêmement composé », et pourtant cette multitude
de multitudes est capable d’agir en commun comme un seul
corps » (p. 228).
La
double problématique qui articule ici le projet d’une
démocratie de la multitude consacre la restauration intégrale
de l’ontothéologie. Dans son être même,
la multitude apparaît comme un avatar transhistorique du
conatus essendi : « Dans cette perspective ontologique,
la chair de la multitude est un pouvoir élémentaire
qui assure l’expansion continuelle de l’être
social, et qui produit en excédant toute mesure politico-économique
traditionnelle de la valeur. » (p. 229)
Une
théologie politique
Il
faut ici explorer plus avant les soubassements théoriques
de cette théologie politique. H & N précisent
: « En termes conceptuels, la multitude substitue le binôme
commun/singulier au couple identité/différence »
(p. 256). Par cette opération, ils entendent accréditer
une « anthropologie globale » à partir d’«
un concept de la différence actuelle fondée sur
la notion de singularité » (p. 157). Pour les auteurs,
l’enjeu est double : « dépasser l’eurocentrisme
» et « saisir la différence culturelle pour
elle-même comme singularité, sans aucune fondation
dans une altérité » (p. 158). Sur la cohérence,
comme sur la pertinence de ces vues, plusieurs remarques doivent
être formulées.
La
première observation consiste à souligner un paradoxe
: tandis que le concept de la multitude se développe sur
le non-lieu de la pensée postmoderne (pensée antifondationnelle
par principe), H & N lui confèrent un fondement stable
dont ils voient la garantie dans un retour au monisme de la substance
[19]. La seconde observation concerne les implications éthiques
de cette restauration de l’ontothéologie. Ce retour
correspond purement et simplement à la réhabilitation
du schème égologique distinctif de la pensée
occidentale [20]. La revendication de cette inscription discursive
revient à réintroduire la double perspective du
refus de l’autre, et, corrélativement, à réaffirmer
le primat politique de l’ontologie matérialiste.
Mais c’est précisément là le point
aveugle du raisonnement de H & N puisque, selon eux, la double
tâche de l’anthropologie globale vise à «
dépasser l’eurocentrisme » (…) «
par le fait de saisir la différence (…) sans aucune
fondation dans une altérité ». Or qu’est-ce
qu’une communauté sans altérité ? Qu’est-ce
qu’une singularité sans spécificité
distinctive et sans différence spécifique ? Car
le singulier n’est pas l’unique à l’égard
de l’autre, mais irremplaçable au regard de soi.
La multitude ainsi conditionnée apparaît ici comme
la mise en série d’individualités l’une
à l’autre substituables, c’est-à-dire
comme un « essaim » de subjectivités l’une
par l’autre interchangeable.
La
troisième observation intéresse le moment où
la réflexion de H & N touche à la question du
statut des identités et des cultures. Récusant à
juste titre la thèse néoconservatrice du choc des
civilisations (S. Huntington), H & N écrivent que les
cultures et les identités sont des notions très
difficiles à définir. Par suite de quoi, la multitude
apparaît comme un ensemble dépourvu de toute particularité
identitaire et culturelle. Or, de ce que les identités
et les cultures soient difficiles à caractériser
ne permet nullement de conclure à leur inconsistance, moins
encore à leur inexistence. La théorie de l’identité
culturelle mise en circulation par H & N se déduit
aisément de l’idée qu’ils se font de
la judéité : « On a pu dire que la race était
un produit de la discrimination raciale : ainsi J.¬P. Sartre,
lorsqu’il affirme que c’est l’antisémitisme
qui produit le juif. » (p. 130)
Il
résulte de la reprise de la thèse naguère
défendue par Sartre que l’affirmation comme le maintien
des identités (la judéité tient ici lieu
de paradigme) ne tient qu’à une posture réactionnelle
[21]. L’identité culturelle des sujets est ce qu’elle
est du seul fait des conflits où celle-ci se ressourcerait
et qui l’entretiennent. Pour autant, H & N n’hésitent
pas à parler de l’Intifada et des attentats suicides
perpétrés par les kamikazes palestiniens comme des
figures par excellence de l’affirmation identitaire à
travers l’acte de résistance. Si l’on pousse
leur raisonnement jusqu’au bout de sa logique, que restera-t-il
de ces identités qui s’affrontent, une fois leur
conflit surmonté ? L’identité palestinienne
bénéficierait-elle d’une consistance historico-culturelle
d’un genre particulier qui lui éviterait à
terme de s’aligner sur la vacuité supposée
de l’identité juive ? Les considérations de
H & N - qu’il faut savoir relier entre elles à
plusieurs dizaines de pages d’intervalle- nous ramènent
directement à la question de savoir ce que serait la démocratie
de la multitude. Si les identités n’existent pas,
si elles sont dénuées de fondement en tant que positivités,
la démocratie de la multitude pourra-t-elle aspirer à
être autre chose qu’un assemblage informe de singularités
acculturées ? Ou bien donnerait-elle lieu à une
nouvelle culture : mais, dans ces conditions, à laquelle
?
Pour
donner une idée de la lutte de la multitude, H & N
citent fréquemment la Bible hébraïque (la multitude
est « bigarrée comme la tunique de Joseph »,
la multitude cherche à s’affranchir de l’empire,
comme naguère les Hébreux à sortir d’Égypte
[22], etc.).Mais leur réflexion oscille constamment entre
deux pôles référentiels : le paulinisme d’un
côté (« puissance de la chair »), le
spinozisme de l’autre. Comment ce biblisme peut-il se concilier
avec l’anthropologie globale qui informe souterrainement
leur conception de la multitude ?
H
& N assument pleinement la continuité de l’anthropologie
paulinienne et de la Bible hébraïque. Or il faut rappeler
que l’affirmation régulière de cette continuité
est une topique de la théologie chrétienne de l’histoire.
Celle-ci opère au prix de l’effacement de la judéité
historico-culturelle, comme naguère, du judaïsme talmudique.
La multitude serait-elle une figure qui s’ignore du Verus
Israël ? Par ailleurs, du point de vue théologico-politique,
les usages de Spinoza ont régulièrement œuvré
comme des opérateurs de disqualification de l’universalisme
différentialiste du judaïsme [23]. Or l’universalisme
qui se déduit de la démocratie de la multitude opère
bel et bien comme une reconduction, hautement revendiquée,
du geste de la réduction de l’autre au Même
[24]. Il est assez piquant de lire H & N quand ils se défendent
de tout « eurocentrisme ». Quelque puissante séduction
qu’elle puisse exercer – et peut-être du fait
même qu’elle se trouve en phase avec la culture ambiante-
la démocratie de la multitude suppose une conception authentiquement
chrétienne de l’universalité. H & N sont
comme beaucoup de contemporains des catholiques qui s’ignorent,
parce que de leur point de vue -qui est celui d’un catholicisme
sécularisé- l’opinion générale
fait corps avec la chair de la multitude. Mais en quoi les postulats
défendus, empruntés à l’apôtre
Paul ou à Spinoza, sont-ils des universaux de nature ou
de culture ? Qu’ils soient généralement admis
et se confondent avec la doxa d’une époque ou d’une
disposition culturelle attestent seulement qu’en se banalisant
à l’extrême, ils se sont naturalisés.
Ce qui est avant tout un indice de leur coïncidence avec
les présupposés d’une idéologie dominante.
Mais à en croire H & N, désormais, l’économie
du salut résiderait tout entière dans la reformulation
d’un paulinisme de type socinien et d’un augustinisme
qui substitue à l’attente de la parousie («
l’eschatologie ou l’utopisme n’ont pas leur
place ici », p. 403) la contre-utopie néo-productiviste
d’une liberté auto-engendrée.
La
quatrième observation touche au cœur de l’édifice
théorique. Lors de la discussion à laquelle ils
soumettent le concept et l’histoire des formes de souveraineté,
H & N opposent deux traditions : la tradition de la philosophie
politique pour laquelle – de Hobbes à Schmitt…-
la souveraineté se pose comme extérieure et transcendante
à la société, et la conception de la souveraineté
liée à la démocratie directe de la multitude
capable de s’autogouverner. Pour les auteurs il ne fait
pas de doute que l’écueil du totalitarisme ne saurait
surgir que de la tradition classique de la souveraineté.
On passe ainsi subrepticement d’une théologie politique
classique pour laquelle « le pouvoir est sacré »
à une ontothéologie économiste pour laquelle
l’immanence de la multitude s’articule toutefois comme
une nouvelle transcendance, puisque la multitude relie entre elle
les différentes singularités productrices dans un
ensemble qui les dépasse : « Ce qu’elle produit
est commun, et ce commun sert à son tour de socle à
toute production future (…) Cette double relation entre
la production et le commun – le commun est à la fois
productif et produit- est aujourd’hui cruciale si l’on
veut comprendre l’activité économique et sociale
» (p. 234), « L’organisation sociale biopolitique
nous apparaît comme absolument immanente » (p. 382),
« On assiste plutôt à un échange réciproque
entre les singularités et la multitude prise dans sa totalité,
un échange qui affecte tant les premières que la
seconde, et qui tend à former une sorte de moteur constituant.
» (p. 396). Dans ce contexte, la multitude privée
de médiation – de la médiation d’une
représentation, comme de la médiation originaire
de l’altérité- nous paraît constituer
une version inédite de la possibilité de l’oppression
: celle d’un totalitarisme en réseau marqué
par le nivellement des subjectivités et la possibilité
de l’illégitimité immanente de toute singularité.
Loin
de dessiner les perspectives d’une société
alternative (« cet ouvrage ne saurait répondre à
la question “Que faire” ? » p. 403), H &
N forgent un mythe alternatif, problématique à divers
titres. En cela ils battent en brèche l’un des principaux
présupposés de la postmodernité philosophique,
initialement articulée sur la proclamation de « la
fin des grands récits ». Or l’élaboration
de ce mythe consiste à entériner les principaux
contenus de la doxa néo-libérale Ils n’ont
ainsi à offrir à ceux qui luttent pour un monde
meilleur que les blandices d’une douce barbarie.
Notes
:
1.
Empire, Paris, Ed. Exils, 2000 ; Multitude, guerre et démocratie
à l’âge de l’empire, Paris, La Découverte,
2004. Dans l’œuvre de A. Negri, les principaux concepts
de « pouvoir constituant », ainsi que de « production
subjective » sont notamment élaborés dans
: Marx au-delà de Marx, (1è éd.1979, rééd.
L’Harmattan, 1996), et Le Pouvoir constituant : essai sur
les alternatives de la modernité, PUF, 1997 ; pour sa lecture
de Spinoza, entre autres : Spinoza subversif, Paris, Kimé,
1994.
2. A.A. Boron a fait justice de ces « thèses »
dans son ouvrage : Empire & Impérialisme , Paris, L’Harmattan,
2003.
3. Pour une analyse du cheminement des thèses du discours
néo-libéral via l’activité médiatique
des grandes institutions financières, cf. I. Ramonet, Géopolitique
du chaos, Paris, Gallimard, 1999.
4. The sociological imagination, New York.
5. Émergence d’un monde unipolaire, marqué
par le triomphe du libéralisme économique, adopté
comme parangon du nouvel ordre mondial et du projet de gouvernance
universelle. Ce processus s’avère corrélatif
de et consécutif à la fracture de la social-démocratie,
de l’éclatement de l’URSS et de la conversion
de la Chine à l’économie de marché.
6. Cf. Le Marxisme occidental, Paris, Maspero, 1976, en part.
chap.3 : « Les changements formels ».
7. Pour une analyse véritablement critique de ces traits
d’époque, cf. G. Lipovetsky : L’Empire de l’éphémère,
Paris, Gallimard, 1987.
8. Cf. La Fin de la modernité, Paris, Le Seuil, p. 28,
ainsi : « La perspective de la réappropriation, de
la refondation de l’existence dans un horizon soustrait
à la valeur d’échange et centré sur
la valeur d’usage, ne s’est pas seulement effondrée
en termes d’échecs et de faillites pratiques (ce
qui n’ôterait rien à sa portée idéale
et normative). En réalité la perspective de la réappropriation
a perdu jusqu’à sa signification de norme idéale,
comme le Dieu de Nietzsche, c’est une perspective qui s’est
finalement révélée tout à fait superflue.
» Le paradoxe est que H & N préconisent pourtant
les voies d’une réappropriation, mais sans évaluer
un instant les dangers théoriques inhérents à
leurs postulats.
9. Le travail immatériel comporte « deux formes »
: il est d’une part « intellectuel » et «
linguistique », d’autre part « affectif ».
Il produit « des idées, des symboles, des codes,
du texte, des figures linguistiques, des images et d’autres
produits de même nature » (p. 134).
10. H&N n’épargnent pas même au lecteur
la métaphore de la communication associée à
« un orchestre sans directeur » (p. 382).
11. R. Barthes, Fragment d’un discours amoureux, Paris,
Le Seuil, 1977.
12. J.-L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil,
1971.
13. P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982.
14. L’idéologie de la communication connaît
trois âges : cybernétique (1940/50), informatique
(1960/1970), Internet (1990/2000). Elle s’enracine toujours
dans les avancées technologiques. On la retrouve chez H
& N jusque dans la définition de la multitude : «
Le réseau décentralisé qu’est Internet
constitue une première approximation de ce qu’est
la multitude, etc. ».
15. Les pétitions de principe abondent : « Nous devons
trouver les moyens de réaliser ce pouvoir monstrueux, etc.
« , « Aujourd’hui, nous avons besoin de nouveaux
géants, de nouveaux monstres (…) capables de faire
la démonstration du pouvoir que la multitude porte en son
sein », « Tout ce que nous pouvons dire à ce
stade, etc. » (in Multitude, pp.230-231,239).
16. A partir de maintenant, nous citons Multitude.
17. Ainsi ce type d’énoncé, d’une candeur
déconcertante (les italiques sont de nous) : « En
matière politique autant qu’économique, les
gouvernés peuvent toujours refuser leur servitude et se
soustraire à la relation de domination » (p. 379).
18. H&N parlent encore de « la monstruosité de
la multitude » dont ils trouvent l’expression culturelle
paradigmatique « dans la figure du vampire », «
Dracula » (p. 229). De quoi donner des frissons au public
des cinémas d’art et d’essai du Quartier Latin.
19. La multitude vit de tous les spectres de la philosophie postmoderne.
Mais dans la mesure où elle est l’archétype
de la substance infinie, son actualité présumée
emprunte à trois registres. Sur le plan ontologique elle
participe du ryzhome (Deleuze) ; les singularités qui la
composent ont tout des « machines désirantes »
(Deleuze-Guattari). Sur le plan sémiotique, elle se singularise
par sa liberté intrinsèque et sa plurivocité
– ce qui est la marque même de la dissémination
(Derrida) ; dans son effectivité, elle est production autant
que consommation effrénée de signes (Baudrillard).
Sur le plan politico-économique enfin, elle est un pur
« biopouvoir », ce qui suppose une rupture consommée
avec le marxisme (cf. Foucault, Les Mots et les choses, Paris,
Gallimard, 1966,p. 274 : « Le marxisme est dans la pensée
du XIXè siècle comme un poisson dans l’eau
: c’est-à-dire que partout ailleurs il cesse de respirer.
»).
20. Cette perspective authentiquement critique a été
dégagée par E. Lévinas depuis De l’Évasion
jusqu'a Humanisme de l’autre homme. L’involution ontologique
de H & N réarticule les termes d’un conflit frontal
entre deux conceptions de l’éthique. Cf. La méconnaissance,
sinon le refus délibéré et non argumenté
que A. Negri oppose à la pensée de Lévinas
: « A. Negri. Cela dit, en France, si l’on enlève
les trois monstres-Foucault, Deleuze, Derrida- que reste-t-il
? Question. Lévinas ? A. Negri. Non. En revanche, il y
a quelqu’un d’important qu’il faudrait relire,
c’est Merleau Ponty, etc. » (Du Retour, chap. W comme…).
21. H & N parlent encore de « l’oppression de
l’identité ». Qui ne conviendrait aujourd’hui
qu’une identité est faite d’une pluralité
d’appartenances ?
22. L’épisode biblique de l’Exode est abondamment
développé pour tisser le parallèle avec la
condition actuelle de la multitude (Cf. en particulier, p. 387).
23. Cf. l’étude de J.Gordin : « Le cas Spinoza
» (1954), reprise in Écrits, Paris, Albin Michel,
1995. 24. Le propos suivant est un exemple emblématique
de cette réduction : « Le christianisme et le judaïsme,
par exemple, conçoivent tous les deux l’amour comme
un acte politique qui construit la multitude. (…) l’amour
divin pour l’humanité et l’amour humain pour
Dieu sont exprimés et incarnés dans le projet politique
matériel commun de la multitude. » (p. 397). Pour
le judaïsme, contrairement au christianisme, ce n’est
pas l’amour qui commande à la multitude, mais la
loi. Une loi symbolique fondée sur la reconnaissance de
l’altérité, et non une norme coercitive comme
l’a affirmé une longue tradition d’enseignement
du mépris. Non pas l’homologie de la grâce,
mais l’hétéronomie du devoir vis-à-vis
d’autrui. Ce geste de réduction de l’autre
au Même est une conséquence directe de ce que H &
N appellent de leurs vœux : une anthropologie « globale
» fondée sur la substitution du couple communauté/singularité
au couple identité/différence.