Professeur
des universités, écrivain, auteur de L’idéal
démocratique à l’épreuve de la Shoa
(Odile Jacob, 1999).
L’altermondialisme,
par nature une véritable nébuleuse aux aspects multiples,
constitue sans doute la dernière née des idéologies
politiques, au sortir d’un âge où nombre de
politologues avaient crû déceler « la fin des
idéologies ». Ce courant, qui draine large, dispose
maintenant d’une littérature doctrinale très
étayée dont les références sont sans
conteste les ouvrages d’Antonio Negri que d’aucuns
présentent comme « le second Marx ». Démentant
les penseurs post-modernistes qui, à la suite de Deleuze,
avaient cru déceler dans l’époque actuelle
la fin des « grands récits » [1], Negri et
les penseurs de sa mouvance – Agamben, Badiou, etc –
proposent en effet un nouveau narratif de l’histoire de
l’humanité dont ils seraient, dans la lignée
du Marx du matérialisme historique – ils n’en
doutent pas un seul instant – les dernières incarnations
justifiées. La caractéristique la plus étonnante
de cette philosophie de l’histoire en bonne et due forme
est restée inaperçue des observateurs tant elle
contraste avec la tonalité politico-économique de
son discours. Outre « le sens de l’histoire »
qu’il a l’ambition de formuler, A. Negri se recommande
très clairement d’une transcendance qui inspire une
véritable théologie politique. On y trouve, à
la source, l’essentiel de l’inspiration morale qui
motive l’engagement altermondialiste. Ce n’est pas
le moindre des paradoxes de l’histoire que de voir le marxisme
se muer en une métaphysique qui, de surcroît, retrouve
les chemins perdus de la religion. Si l’examen sociologique
du matérialisme historique revu et corrigé par A.
Negri reste à faire, la transcendance qui trône au
sommet de son échelle de valeurs, pourrait bien être
une des clefs de la compréhension de la recomposition idéologique
de l’après-communisme que met en œuvre l’altermondialisme.
Un
catholicisme sous réserve d’athéisme
Le
mélange d’un athéisme déclaratif et
d’éléments de la théologie chrétienne,
plus précisément catholique, puisés essentiellement
à l’augustinisme, et au thomisme pour une moindre
part, est l’énigme la plus mystérieuse à
percer. L’ancrage d’une telle démarche est
trouvé dans un livre de la Bible, le livre de Job, lu à
la lumière des commentateurs chrétiens [2] qui ont
identifié dans le personnage de Job la préfiguration
du Christ rédempteur. « Il est paradoxal de penser
que cela ait pu se produire à travers la lecture d’un
livre de la Bible… C’est Job qui m’a permis
d’explorer ce terrain de la théorie française
de la libération. C’est encore Job qui m’a
permis de construire avec Foucault, puis avec Guattari et Deleuze
une amitié qui me poussera bientôt à en tenter
la synthèse », l’objectif étant «
d’incarner la théorie française dans la pratique
italienne et de creuser par conséquent dans l’ontologie
théorique de la libération le contenu éversif
de la pratique » (143). Une telle interprétation
de Job n’est pas inédite. Elle avait déjà
été tentée par Ernst Bloch à la lumière
de l’héritage marxiste [4] également.
C’est
la figure existentielle de Job qui fascine A. Negri. « Le
fait que nous ne parlions plus de Job, ni de Satan, ni de l’homme
comme entité abstraite et que nous avons voué au
balai de Spinoza toute référence théologique
ne supprime pas le problème mais se limite à le
requalifier. Pourquoi produisons-nous le mal ?» (29). Le
coup de force le plus grand d’A. Negri consiste, en fait,
à trouver dans le livre de Job, la démonstration
théologique de la mort de Dieu, mâtinée de
l’identification de Job au « fils de l’Homme
», au Christ en croix. On trouve ainsi ce commentaire audacieux
sur le verset « Du sein de ma chair, je verrai Dieu »
(Job, 19, 26) : « J’ai vu Dieu, c’est donc que
Dieu a été arraché à cette transcendance
absolue qui en constitue l’idée. Dieu s’est
justifié, donc Dieu est mort. Job a vu Dieu, il peut par
conséquent en parler et participer à son tour de
la Divinité, de la fonction de rédemption que l’humain
construit dans la vie – instrument d’une mort de Dieu
qui est constitution humaine et création du monde »
(165). L’humanisation du Dieu biblique dans la personne
du Christ est le biais par lequel A. Negri considère le
rapport de l’homme à la transcendance. Le Dieu chrétien,
incarné dans l’homme qui meurt sur la croix en homme
(au point que l’on puisse « voir » Dieu en sa
chair), implique en retour une divinisation de l’homme,
élevé au niveau de la transcendance. En somme, dans
la vision de Negri, le christianisme serait le premier athéisme
de l’histoire, comme un prédécesseur du marxisme
: « le christianisme a perdu sa force révolutionnaire
dans la mesure où il a perdu l’eschatologie et le
matérialisme de ses origines » (133). Le néo-marxisme
d’A. Negri reviendrait ainsi à redécouvrir
la vérité chrétienne évangélique
étouffée par la religion de l’Église.
Ainsi, en lisant Job et Paul, « il arrive que la résurrection
de la chair nous introduise au mystère de la vérité
du travail, à sa rédemption et à la certitude
de la victoire révolutionnaire » (134).
Une
métaphysique de la souffrance
Le
Dieu en croix, souffrant d’une souffrance charnelle et existentielle,
implique ainsi l’idée de l’Homme souffrant.
La souffrance est en effet l’ethos qui ouvre accès
à cette nouvelle transcendance, à la « vision
de Dieu » dans l’Homme. Remarquons que dans la perspective
de A. Negri, la figure du Christ ne suffit pas à «
humaniser » (et donc immanentiser) cette souffrance : il
faut qu’elle passe d’abord par Job. Le personnage
biblique est en effet on ne peut plus incarné dans le monde,
la richesse et la progéniture et surtout, il possède
une qualité que ne possède pas le Christ : la rébellion
contre son sort face à Dieu. C’est donc l’homme
souffrant et rebelle qui est campé comme le vecteur de
la transcendance, en fait de la divinisation de l’homme,
en laquelle A. Negri semble voir l’accomplissement de l’histoire
humaine5 assimilée à une « passion ».
« Nous considérons la fable (de Job) avec le bonheur
d’y voir inscrite la trame de notre douleur et de notre
passion… il y a dans la résurrection une augmentation
de notre passion. Qui pourrait refuser le bonheur simplement parce
que sa fleur est pleine d’épines ? Ou refuser le
communisme parce que le chemin qui y porte passe à travers
Behemot et Leviathan ? » (177). Cette passion est existentielle.
C’est avant tout celle du révolutionnaire. A. Negri
avoue avoir découvert et lu le livre de Job alors qu’il
était en prison, au point d’y avoir trouvé
un chemin de salut personnel autant que la puissance de rebondir
pour un marxisme en échec dans l’histoire et la politique.
« Job dans la souffrance sous l’arbitraire du pouvoir
se rebelle… La rébellion de Job est donc un acte
constitutif » (53). Sa souffrance résultant d’une
injustice (la mise au défi de Dieu par Satan), il se rebelle
seul contre l’univers pour enfin être rétabli
dans son innocence. Le thème de la rébellion contre
le destin et la fatalité est donc central. Cette révolte
est dirigée plus exactement contre la démesure du
sort qui frappe le personnage biblique. Negri y voit une figure
de la transcendance, de l’infini, au-delà de toute
mesure, une transcendance immanente en somme. La souffrance est
un abîme sans fond. L’argument de l’un des amis
de Job, venus à son chevet pour évoquer l’argument
de la justice rétributive (20, 12-16) est rejeté.
Il n’y a pas de justice ! « La théorie de la
rétribution individuelle… ne tient pas debout quelque
soit le point de vue que l’on adopte sur elle. Il n’y
a pas de mesure éthique qui tienne » (72). A. Negri
lit Job selon l’être et non l’éthique.
« La conversion de Job est une tension extrêmement
violente qui est jouée non pas contre le passé mais
à l’intérieur du réel : ce n’est
pas une opération au sein de la morale mais une détermination
de l’être. La libération se réalise
à travers une mutation ontologique qui exclut tout repentir
– parce que celui-ci est de nature différente et
qu’il est négligeable dans la perspective de l’être
» (179). A Negri cherche ainsi à construire une «
ontologie créative de la douleur » selon le titre
du chapitre 3.
La
crise de la mesure du travail
La
douleur de Job est rédemptrice en elle-même car par
sa démesure celui qui la subit touche au fond de l’être
et arrive à entamer une remontée, armée de
toute la puissance créatrice que confère l’infini.
Ainsi par cet excès de passion, Job humanise-t-il la transcendance
et fait-il de sa chute une élévation. On pourrait
dire que pour A. Négri, la transcendance résulte
de l’expérience de se mesurer à la démesure.
Cette rhétorique appuyée de la mesure lui permet
de faire le lien avec le marxisme et sa crise. En effet «
la culture marxiste… comme toutes les cultures de l’époque
moderne, est une culture de la mesure. Ce n’est qu’en
1968 que j’ai perçu avec émerveillement qu’une
grande mutation de la fortune de l’homme et du destin était
possible et pouvait renverser toutes les mesures du monde…
Je me suis demandé par la suite si ce n’était
pas cette perception de la crise de la mesure et des lois qui
la structurent qui avait bouleversé ma raison au point
de me faire chercher – avec quelques amis – l’affrontement
avec l’État » (9). Cette crise de la mesure
concerne bien sûr la « valeur » (10). «
Sans une mesure de la valeur, le socialisme devient impossible.
C’est également vrai pour le capitalisme. La ruine
de cette loi de la mesure de la valeur représentait un
bouleversement profond du monde. Job avait été loyal
à l’égard de toutes les mesures qui régulaient
le monde soutenu par Dieu, les ouvriers avaient été
loyaux à l’égard de toutes les mesures qui
régulaient le monde soutenu par le Capital : mais à
présent la mesure avait explosé. Job protestait
contre la mesure et subissait la douleur de l’incommensurabilité
de la vie » (10). « La même expérience
que celle que Job avait vécu : la douleur de l’incommensurabilité
et la découverte que l’écroulement de la mesure
ne pouvait être suivie que par la passion de la création
» (100). La distance de Job face à la transcendance
divine représente « cette situation de distance absolue,
dans le manque total de toute mesure » (11). Le drame auquel
fait ici référence A. Negri est la mondialisation
économique : la pulvérisation de la possibilité
même de la mesure. C’est dans cette expérience
d’hybris, de démesure d’où se lèvent
les Béhémot et les Léviathan (totalitarisme
et État en fait) que peut prendre son envol une nouvelle
création. « Pourrons-nous, nous aussi, guider notre
misère à travers une analytique de l’Être
et de la douleur et, du fond de cette profondeur ontologique,
remonter vers une théorie de l’action, mieux, vers
une pratique de reconstruction du monde » (41). «
La refondation doit être recherchée là où
la crise a son origine ». Ce lieu est là «
où la mesure du monde se dissout dans le désordre
de l’univers et où le mal se reflète dans
le chaos, dans la démesure » (92).
Cette
crise de la mesure concerne en premier « les classes laborieuses
» (10) confrontées à « la mutation du
travail… à la base de la défaite du mouvement
ouvrier et de l’abâtardissement de ses partis »
(10). La mutation du mode de production découlant de la
mondialisation post-moderne en est la cause. « L’argent,
le numéraire, la règle de l’indifférent
démesuré s’est substitué à la
mesure de la valeur. Où fixer alors non pas la mesure mais
une mesure, une définition du travail ? » (32) Or,
enlevé à la mesure, « le travail est dominé
par une hétéronomie absolue. Il n’y a aucun
élément qui permette de justifier le monde si ce
n’est la découverte d’une douleur tellement
profonde… qu’elle en devient, dans un renversement
extrême, la cause et la fin négative du monde…
Le monde est le résultat d’un travail négatif…
la définition d’une théologie négative
» (34). Le travail dans ce combat se voit assimilé
à une entité quasi métaphysique, «
l’une des formes du mal cosmique, le destin de souffrance
payé pour la reproduction de l’espèce. Mais
maintenant le travail apparaît comme l’expansion d’une
activité libre » (125). » Nous n’avons
pas la possibilité de mesurer la valeur parce que ce qui
se mesure et ce qui est mesuré sont désormais inscrits
dans un même sujet, parce que l’exploitation a été
détruite et qu’il n’y a plus de maître
» (13). C’est là que Job s’inscrit comme
figure du prolétaire confronté à la démesure.
Citation de Job (7, 1-3) est faite (125) ; « l’homme
est sur la terre comme un soldat et son existence comme celle
d’un mercenaire : ainsi l’esclave soupire après
l’ombre et l’ouvrier [6] attend son salaire. J’hérite
de même des mois du néant et l’on m’assigne
des nuits de douleur ». Negri propose une « ontologie
créatrice du travail » (18). « Ceux qui étaient
convaincus que la vérité était implantée
sur la puissance du travail » (31), à savoir les
marxistes, sont confrontés à « un besoin de
salut urgent » (31). Le prolétariat était
un véritable Adam. « ce prolétariat que le
développement du capitalisme, semblable au chaos originaire,
a poussé vers la constitution de l’individu social
producteur, ressemble vraiment à Adam… Il est la
puissance absolue » (135) et il devient l’acteur métaphysique
de cette nouvelle passion à laquelle le salut est promis,
« la composition d’une nouvelle totalité et
la constitution d’une nouvelle nature ». « Un
moment où l’hybris de Job se définit comme
une pietas » (142).
De
la souffrance comme volonté de puissance
Le
détour par la souffrance et la démesure de la transcendance
sur laquelle elle ouvre, conduisent paradoxalement à l’affirmation
de la puissance créatrice. Derrière Job se profilait
Prométhée et son ambition démiurgique, un
« refondateur du monde » (92). « Y-a-t-il un
autre ordre du monde que celui qui unit l’indétermination
absolue à la puissance absolue ? Voilà l’hypothèse,
la très humaine hypothèse de Job » (40). La
souffrance n’avait ainsi pas de sens éthique, «
il faut aller au delà de la justification de la douleur,
apprendre la transfiguration pratique de la douleur. Il n’y
a pas de valeur mais seulement la possibilité de la créer.
Il n’y a pas de juge mais seulement la possibilité
de pratiquer la justice » (121). Job se sort lui-même
de son destin dramatique pour donner vie à une nouvelle
réalité. Il est ainsi le sujet à l’autonomie
parfaite qui a intégré en lui la démesure.
C’est un sujet collectif, certes. « La douleur est
une clef qui ouvre la porte de la communauté » (155).
Negri est un homme cultivé dont on repère les lectures
par strates entières ; il est averti des dérapages
de la dialectique hégélienne. Il se défend
de l’idée que ce sujet dépasserait le rapport
du maître et de l’esclave. Pour défendre cette
conception, la souffrance qui est en prise sur l’infini
joue un rôle déterminant. « Le fait que Dieu
soit représenté comme démesure nous montre
à nouveau qu’une dialectique, quelle qu’elle
soit, est impossible ». « Le procès n’est
pas dialectique car il ne peut y avoir de moment de dépassement
ou plus exactement il ne peut y en avoir un qu’en niant
un de ses termes, ce qui n’est pas de la dialectique mais
de la destruction » (61). « Après Auschwitz
et Hiroshima, il n’y a plus de Dieu mais, entièrement
et de manière toujours plus urgente, la nécessité
humaine de créer ».
«
Il faut développer la puissance en ayant reconnu (et dominé)
le contenu possible irréductible qu’elle contient,
la douleur dont la puissance est la fille » (108).
Avec le Job de Negri, nous avons l’acte de fondation d’un
nouveau sujet révolutionnaire qui succède à
la figure archaïque, née au cœur du XIX°
siècle, du prolétaire et du travailleur. Ébranlé
par la mutation du travail et du mode de production, et notamment,
par l’échec des stratégies que le marxisme
et le communisme avaient imaginé pour lui en le constituant
comme acteur messianique de l’histoire et de l’avancement
de l’humanité, il retrouve ici ses marques, au moins
en théorie. Sa défaillance propre et sa perte de
contrôle de la réalité deviennent une geste
héroïque promettant son ressaisissement et son redressement
pour reprendre sa marche un instant suspendue. La souffrance devient
ainsi une valeur suprême, celle qui est capable de fédérer
les communautés. Elle touche au divin car, à travers
elle, l’homme va « voir Dieu ». Devenir Dieu.
La convergence étonnante entre l’altermondialisme
et l’islamisme qui tous deux valorisent la souffrance, quoique
sous des modalités différentes, est étonnante
et s’explique dans cette perspective. Cette empathie explique
bien des choses de la « compréhension » dont
l’altermondialisme a fait preuve envers le terrorisme islamiste,
grimé en lutte de libération nationale. La violence
a retrouvé sa valeur sacrée. En langage marxiste
le plus orthodoxe, cela s’appelait une mystification.
Notes
1.
Lui même le rappelle comme une des caractéristiques
de la post-modernité (cf. A. Negri, Job, la force de l’esclave,
Bayard, 2002, p. 13) et propose néanmoins de trouver dans
le livre de Job « une grande narration dramatique »,
« une sorte de cosmogonie post moderne »…
2. Notamment le livre de référence de sa réflexion,
cité de façon permanente, Samuel Terrien, Commentaire
de l’Ancien Testament, XIII, Job, 1963.
3. Les numéros de page renvoient au livre mentionné.
4. Cf. L’athéisme dans le christianisme, Gallimard,
1979.
5. « La créature est saisie par sa finitude au moment
où elle reçoit la révélation d’un
infini qui crée » (178).
6. C’est nous qui soulignons
.