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L’invention d’une transcendance

 

Publié dans le numéro 1, Mars 2006

Shmuel Trigano
Professeur des universités, écrivain, auteur de L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoa (Odile Jacob, 1999).

 

L’altermondialisme, par nature une véritable nébuleuse aux aspects multiples, constitue sans doute la dernière née des idéologies politiques, au sortir d’un âge où nombre de politologues avaient crû déceler « la fin des idéologies ». Ce courant, qui draine large, dispose maintenant d’une littérature doctrinale très étayée dont les références sont sans conteste les ouvrages d’Antonio Negri que d’aucuns présentent comme « le second Marx ». Démentant les penseurs post-modernistes qui, à la suite de Deleuze, avaient cru déceler dans l’époque actuelle la fin des « grands récits » [1], Negri et les penseurs de sa mouvance – Agamben, Badiou, etc – proposent en effet un nouveau narratif de l’histoire de l’humanité dont ils seraient, dans la lignée du Marx du matérialisme historique – ils n’en doutent pas un seul instant – les dernières incarnations justifiées. La caractéristique la plus étonnante de cette philosophie de l’histoire en bonne et due forme est restée inaperçue des observateurs tant elle contraste avec la tonalité politico-économique de son discours. Outre « le sens de l’histoire » qu’il a l’ambition de formuler, A. Negri se recommande très clairement d’une transcendance qui inspire une véritable théologie politique. On y trouve, à la source, l’essentiel de l’inspiration morale qui motive l’engagement altermondialiste. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’histoire que de voir le marxisme se muer en une métaphysique qui, de surcroît, retrouve les chemins perdus de la religion. Si l’examen sociologique du matérialisme historique revu et corrigé par A. Negri reste à faire, la transcendance qui trône au sommet de son échelle de valeurs, pourrait bien être une des clefs de la compréhension de la recomposition idéologique de l’après-communisme que met en œuvre l’altermondialisme.

Un catholicisme sous réserve d’athéisme

Le mélange d’un athéisme déclaratif et d’éléments de la théologie chrétienne, plus précisément catholique, puisés essentiellement à l’augustinisme, et au thomisme pour une moindre part, est l’énigme la plus mystérieuse à percer. L’ancrage d’une telle démarche est trouvé dans un livre de la Bible, le livre de Job, lu à la lumière des commentateurs chrétiens [2] qui ont identifié dans le personnage de Job la préfiguration du Christ rédempteur. « Il est paradoxal de penser que cela ait pu se produire à travers la lecture d’un livre de la Bible… C’est Job qui m’a permis d’explorer ce terrain de la théorie française de la libération. C’est encore Job qui m’a permis de construire avec Foucault, puis avec Guattari et Deleuze une amitié qui me poussera bientôt à en tenter la synthèse », l’objectif étant « d’incarner la théorie française dans la pratique italienne et de creuser par conséquent dans l’ontologie théorique de la libération le contenu éversif de la pratique » (143). Une telle interprétation de Job n’est pas inédite. Elle avait déjà été tentée par Ernst Bloch à la lumière de l’héritage marxiste [4] également.

C’est la figure existentielle de Job qui fascine A. Negri. « Le fait que nous ne parlions plus de Job, ni de Satan, ni de l’homme comme entité abstraite et que nous avons voué au balai de Spinoza toute référence théologique ne supprime pas le problème mais se limite à le requalifier. Pourquoi produisons-nous le mal ?» (29). Le coup de force le plus grand d’A. Negri consiste, en fait, à trouver dans le livre de Job, la démonstration théologique de la mort de Dieu, mâtinée de l’identification de Job au « fils de l’Homme », au Christ en croix. On trouve ainsi ce commentaire audacieux sur le verset « Du sein de ma chair, je verrai Dieu » (Job, 19, 26) : « J’ai vu Dieu, c’est donc que Dieu a été arraché à cette transcendance absolue qui en constitue l’idée. Dieu s’est justifié, donc Dieu est mort. Job a vu Dieu, il peut par conséquent en parler et participer à son tour de la Divinité, de la fonction de rédemption que l’humain construit dans la vie – instrument d’une mort de Dieu qui est constitution humaine et création du monde » (165). L’humanisation du Dieu biblique dans la personne du Christ est le biais par lequel A. Negri considère le rapport de l’homme à la transcendance. Le Dieu chrétien, incarné dans l’homme qui meurt sur la croix en homme (au point que l’on puisse « voir » Dieu en sa chair), implique en retour une divinisation de l’homme, élevé au niveau de la transcendance. En somme, dans la vision de Negri, le christianisme serait le premier athéisme de l’histoire, comme un prédécesseur du marxisme : « le christianisme a perdu sa force révolutionnaire dans la mesure où il a perdu l’eschatologie et le matérialisme de ses origines » (133). Le néo-marxisme d’A. Negri reviendrait ainsi à redécouvrir la vérité chrétienne évangélique étouffée par la religion de l’Église. Ainsi, en lisant Job et Paul, « il arrive que la résurrection de la chair nous introduise au mystère de la vérité du travail, à sa rédemption et à la certitude de la victoire révolutionnaire » (134).

Une métaphysique de la souffrance

Le Dieu en croix, souffrant d’une souffrance charnelle et existentielle, implique ainsi l’idée de l’Homme souffrant. La souffrance est en effet l’ethos qui ouvre accès à cette nouvelle transcendance, à la « vision de Dieu » dans l’Homme. Remarquons que dans la perspective de A. Negri, la figure du Christ ne suffit pas à « humaniser » (et donc immanentiser) cette souffrance : il faut qu’elle passe d’abord par Job. Le personnage biblique est en effet on ne peut plus incarné dans le monde, la richesse et la progéniture et surtout, il possède une qualité que ne possède pas le Christ : la rébellion contre son sort face à Dieu. C’est donc l’homme souffrant et rebelle qui est campé comme le vecteur de la transcendance, en fait de la divinisation de l’homme, en laquelle A. Negri semble voir l’accomplissement de l’histoire humaine5 assimilée à une « passion ». « Nous considérons la fable (de Job) avec le bonheur d’y voir inscrite la trame de notre douleur et de notre passion… il y a dans la résurrection une augmentation de notre passion. Qui pourrait refuser le bonheur simplement parce que sa fleur est pleine d’épines ? Ou refuser le communisme parce que le chemin qui y porte passe à travers Behemot et Leviathan ? » (177). Cette passion est existentielle. C’est avant tout celle du révolutionnaire. A. Negri avoue avoir découvert et lu le livre de Job alors qu’il était en prison, au point d’y avoir trouvé un chemin de salut personnel autant que la puissance de rebondir pour un marxisme en échec dans l’histoire et la politique. « Job dans la souffrance sous l’arbitraire du pouvoir se rebelle… La rébellion de Job est donc un acte constitutif » (53). Sa souffrance résultant d’une injustice (la mise au défi de Dieu par Satan), il se rebelle seul contre l’univers pour enfin être rétabli dans son innocence. Le thème de la rébellion contre le destin et la fatalité est donc central. Cette révolte est dirigée plus exactement contre la démesure du sort qui frappe le personnage biblique. Negri y voit une figure de la transcendance, de l’infini, au-delà de toute mesure, une transcendance immanente en somme. La souffrance est un abîme sans fond. L’argument de l’un des amis de Job, venus à son chevet pour évoquer l’argument de la justice rétributive (20, 12-16) est rejeté. Il n’y a pas de justice ! « La théorie de la rétribution individuelle… ne tient pas debout quelque soit le point de vue que l’on adopte sur elle. Il n’y a pas de mesure éthique qui tienne » (72). A. Negri lit Job selon l’être et non l’éthique. « La conversion de Job est une tension extrêmement violente qui est jouée non pas contre le passé mais à l’intérieur du réel : ce n’est pas une opération au sein de la morale mais une détermination de l’être. La libération se réalise à travers une mutation ontologique qui exclut tout repentir – parce que celui-ci est de nature différente et qu’il est négligeable dans la perspective de l’être » (179). A Negri cherche ainsi à construire une « ontologie créative de la douleur » selon le titre du chapitre 3.

La crise de la mesure du travail

La douleur de Job est rédemptrice en elle-même car par sa démesure celui qui la subit touche au fond de l’être et arrive à entamer une remontée, armée de toute la puissance créatrice que confère l’infini. Ainsi par cet excès de passion, Job humanise-t-il la transcendance et fait-il de sa chute une élévation. On pourrait dire que pour A. Négri, la transcendance résulte de l’expérience de se mesurer à la démesure. Cette rhétorique appuyée de la mesure lui permet de faire le lien avec le marxisme et sa crise. En effet « la culture marxiste… comme toutes les cultures de l’époque moderne, est une culture de la mesure. Ce n’est qu’en 1968 que j’ai perçu avec émerveillement qu’une grande mutation de la fortune de l’homme et du destin était possible et pouvait renverser toutes les mesures du monde… Je me suis demandé par la suite si ce n’était pas cette perception de la crise de la mesure et des lois qui la structurent qui avait bouleversé ma raison au point de me faire chercher – avec quelques amis – l’affrontement avec l’État » (9). Cette crise de la mesure concerne bien sûr la « valeur » (10). « Sans une mesure de la valeur, le socialisme devient impossible. C’est également vrai pour le capitalisme. La ruine de cette loi de la mesure de la valeur représentait un bouleversement profond du monde. Job avait été loyal à l’égard de toutes les mesures qui régulaient le monde soutenu par Dieu, les ouvriers avaient été loyaux à l’égard de toutes les mesures qui régulaient le monde soutenu par le Capital : mais à présent la mesure avait explosé. Job protestait contre la mesure et subissait la douleur de l’incommensurabilité de la vie » (10). « La même expérience que celle que Job avait vécu : la douleur de l’incommensurabilité et la découverte que l’écroulement de la mesure ne pouvait être suivie que par la passion de la création » (100). La distance de Job face à la transcendance divine représente « cette situation de distance absolue, dans le manque total de toute mesure » (11). Le drame auquel fait ici référence A. Negri est la mondialisation économique : la pulvérisation de la possibilité même de la mesure. C’est dans cette expérience d’hybris, de démesure d’où se lèvent les Béhémot et les Léviathan (totalitarisme et État en fait) que peut prendre son envol une nouvelle création. « Pourrons-nous, nous aussi, guider notre misère à travers une analytique de l’Être et de la douleur et, du fond de cette profondeur ontologique, remonter vers une théorie de l’action, mieux, vers une pratique de reconstruction du monde » (41). « La refondation doit être recherchée là où la crise a son origine ». Ce lieu est là « où la mesure du monde se dissout dans le désordre de l’univers et où le mal se reflète dans le chaos, dans la démesure » (92).

Cette crise de la mesure concerne en premier « les classes laborieuses » (10) confrontées à « la mutation du travail… à la base de la défaite du mouvement ouvrier et de l’abâtardissement de ses partis » (10). La mutation du mode de production découlant de la mondialisation post-moderne en est la cause. « L’argent, le numéraire, la règle de l’indifférent démesuré s’est substitué à la mesure de la valeur. Où fixer alors non pas la mesure mais une mesure, une définition du travail ? » (32) Or, enlevé à la mesure, « le travail est dominé par une hétéronomie absolue. Il n’y a aucun élément qui permette de justifier le monde si ce n’est la découverte d’une douleur tellement profonde… qu’elle en devient, dans un renversement extrême, la cause et la fin négative du monde… Le monde est le résultat d’un travail négatif… la définition d’une théologie négative » (34). Le travail dans ce combat se voit assimilé à une entité quasi métaphysique, « l’une des formes du mal cosmique, le destin de souffrance payé pour la reproduction de l’espèce. Mais maintenant le travail apparaît comme l’expansion d’une activité libre » (125). » Nous n’avons pas la possibilité de mesurer la valeur parce que ce qui se mesure et ce qui est mesuré sont désormais inscrits dans un même sujet, parce que l’exploitation a été détruite et qu’il n’y a plus de maître » (13). C’est là que Job s’inscrit comme figure du prolétaire confronté à la démesure. Citation de Job (7, 1-3) est faite (125) ; « l’homme est sur la terre comme un soldat et son existence comme celle d’un mercenaire : ainsi l’esclave soupire après l’ombre et l’ouvrier [6] attend son salaire. J’hérite de même des mois du néant et l’on m’assigne des nuits de douleur ». Negri propose une « ontologie créatrice du travail » (18). « Ceux qui étaient convaincus que la vérité était implantée sur la puissance du travail » (31), à savoir les marxistes, sont confrontés à « un besoin de salut urgent » (31). Le prolétariat était un véritable Adam. « ce prolétariat que le développement du capitalisme, semblable au chaos originaire, a poussé vers la constitution de l’individu social producteur, ressemble vraiment à Adam… Il est la puissance absolue » (135) et il devient l’acteur métaphysique de cette nouvelle passion à laquelle le salut est promis, « la composition d’une nouvelle totalité et la constitution d’une nouvelle nature ». « Un moment où l’hybris de Job se définit comme une pietas » (142).

De la souffrance comme volonté de puissance

Le détour par la souffrance et la démesure de la transcendance sur laquelle elle ouvre, conduisent paradoxalement à l’affirmation de la puissance créatrice. Derrière Job se profilait Prométhée et son ambition démiurgique, un « refondateur du monde » (92). « Y-a-t-il un autre ordre du monde que celui qui unit l’indétermination absolue à la puissance absolue ? Voilà l’hypothèse, la très humaine hypothèse de Job » (40). La souffrance n’avait ainsi pas de sens éthique, « il faut aller au delà de la justification de la douleur, apprendre la transfiguration pratique de la douleur. Il n’y a pas de valeur mais seulement la possibilité de la créer. Il n’y a pas de juge mais seulement la possibilité de pratiquer la justice » (121). Job se sort lui-même de son destin dramatique pour donner vie à une nouvelle réalité. Il est ainsi le sujet à l’autonomie parfaite qui a intégré en lui la démesure. C’est un sujet collectif, certes. « La douleur est une clef qui ouvre la porte de la communauté » (155). Negri est un homme cultivé dont on repère les lectures par strates entières ; il est averti des dérapages de la dialectique hégélienne. Il se défend de l’idée que ce sujet dépasserait le rapport du maître et de l’esclave. Pour défendre cette conception, la souffrance qui est en prise sur l’infini joue un rôle déterminant. « Le fait que Dieu soit représenté comme démesure nous montre à nouveau qu’une dialectique, quelle qu’elle soit, est impossible ». « Le procès n’est pas dialectique car il ne peut y avoir de moment de dépassement ou plus exactement il ne peut y en avoir un qu’en niant un de ses termes, ce qui n’est pas de la dialectique mais de la destruction » (61). « Après Auschwitz et Hiroshima, il n’y a plus de Dieu mais, entièrement et de manière toujours plus urgente, la nécessité humaine de créer ».

« Il faut développer la puissance en ayant reconnu (et dominé) le contenu possible irréductible qu’elle contient, la douleur dont la puissance est la fille » (108).
Avec le Job de Negri, nous avons l’acte de fondation d’un nouveau sujet révolutionnaire qui succède à la figure archaïque, née au cœur du XIX° siècle, du prolétaire et du travailleur. Ébranlé par la mutation du travail et du mode de production, et notamment, par l’échec des stratégies que le marxisme et le communisme avaient imaginé pour lui en le constituant comme acteur messianique de l’histoire et de l’avancement de l’humanité, il retrouve ici ses marques, au moins en théorie. Sa défaillance propre et sa perte de contrôle de la réalité deviennent une geste héroïque promettant son ressaisissement et son redressement pour reprendre sa marche un instant suspendue. La souffrance devient ainsi une valeur suprême, celle qui est capable de fédérer les communautés. Elle touche au divin car, à travers elle, l’homme va « voir Dieu ». Devenir Dieu. La convergence étonnante entre l’altermondialisme et l’islamisme qui tous deux valorisent la souffrance, quoique sous des modalités différentes, est étonnante et s’explique dans cette perspective. Cette empathie explique bien des choses de la « compréhension » dont l’altermondialisme a fait preuve envers le terrorisme islamiste, grimé en lutte de libération nationale. La violence a retrouvé sa valeur sacrée. En langage marxiste le plus orthodoxe, cela s’appelait une mystification.


Notes

1. Lui même le rappelle comme une des caractéristiques de la post-modernité (cf. A. Negri, Job, la force de l’esclave, Bayard, 2002, p. 13) et propose néanmoins de trouver dans le livre de Job « une grande narration dramatique », « une sorte de cosmogonie post moderne »…
2. Notamment le livre de référence de sa réflexion, cité de façon permanente, Samuel Terrien, Commentaire de l’Ancien Testament, XIII, Job, 1963.
3. Les numéros de page renvoient au livre mentionné.
4. Cf. L’athéisme dans le christianisme, Gallimard, 1979.
5. « La créature est saisie par sa finitude au moment où elle reçoit la révélation d’un infini qui crée » (178).
6. C’est nous qui soulignons

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