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La solitude de Herzl

Shmuel Trigano Editorial sur Radio J du 27 novembre 2009

L’image qui me semble le mieux exprimer notre temps est celle de la solitude de Herzl, le visionnaire du sionisme politique. Visionnaire, en effet, car il comprit que ce qui était en jeu dans la crise antisémite consécutive à l’affaire Dreyfus ne relevait pas d’un fait irrationnel, de la haine pathologique, mais d’une cause politique. Le sionisme fut la première et unique doctrine à expliquer l’antisémitisme en fonction d’une causalité politique.

A part Bernard Lazare, les Juifs français de l’époque, leurs institutions réagirent au phénomène antisémite de façon timorée et cauteleuse. C’est dans l’opinion publique seulement que se manifestèrent les dreyfusards dont Zola fut le plus illustre. Herzl comprit cependant qu’il ne suffirait pas d’invoquer les droits de l’homme, la morale, la bonne foi de Dreyfus pour contrecarrer cette évolution mais qu’il fallait l’appréhender à travers un tout autre prisme : celui de la condition des Juifs comme peuple dans un âge où la citoyenneté s’appuyait sur l’État-nation. La nudité et l’abandon du peuple juif dans le destin des individus juifs citoyens était la source de leurs problème qu’il fallait résoudre avant toutes choses, avec la création d’un État-nation juif, générateur de sa propre citoyenneté.

Herzl entreprit donc de faire le tour des institutions juives pour leur proposer sa vision stratégique révolutionnaire. C’est là que débuta l’expérience de la solitude. On lui rit au nez, on le taxa de folie, de dangereuse mégalomanie. Les élites juives étaient dérangées dans leur plan de carrière et de promotion sociale. Herzl accréditait en effet l’idée qu’il y avait un peuple juif et donc menaçait le statut individuel du Juif citoyen, à l’époque où le Juif Dreyfus était présenté comme l’ennemi de toute la nation française, où les antisémites stigmatisaient les Juifs comme une cinquième colonne que la République avait introduite dans le peuple français. Il gênait les Juifs consistoriaux qui avaient réformé le judaïsme dans le sens d’une confession sans attaches communautaires. Il scandalisait les ultra-orthodoxes, pleins de mépris pour ce Juif assimilé qui avait, de surcroît, l’audace de déranger leur fatalisme et leur culture de la culpabilité qui les faisaient courber l’échine devant le malheur. Quant aux institutions juives, elles n’avaient que faire de cet intrus qui dérangeait leurs programmes bureaucratiques. Une institution ne gère par principe que ce qui existe et est aveugle à ce qui adviendra ou pourra exister.

Monsieur Herzl que vous êtes pessimiste ! Seriez-vous dépressif ? A moins que vous ne soyez devenu fou ? Il y avait en effet de quoi le devenir : sa vision, qui était tout sauf romantique, une vision stratégique, lui donnait le sentiment d’être un martien égaré parmi les terriens.

Cette expérience de dissonance cognitive, de décalage entre des mentalités, des perspectives différentes est fascinante. Et pourtant, tous les puissants de son temps disparurent quelques dizaines d’années plus tard dans la tourmente de la Shoah. Leur superbe méprisante, leur ironie dédaigneuse sombrèrent corps et biens dans la destruction. Quelques décennies plus tard, l’impossible se produisit : la création d’un État d’Israël. Le sionisme fut le seul mouvement juif à survivre à tous les mouvements juifs modernes : assimilation, israélitisme, ultra-orthodoxie, Bund, réforme, socialisme, communisme. Il est aujourd’hui l’axe de la continuité du peuple juif. Qu’on ne dise pas que les Juifs étaient voués à la fatalité de la Shoah. Un messager leur avait été envoyé 50 années auparavant. « Ils ne l’écoutèrent point » (Ex. 6,9) non point de trop de souffrance comme aux temps de Moïse, mais de trop de confiance.

Il faut méditer cette expérience car nous vivons aujourd’hui des temps semblables. Un autre paradigme stratégique s’impose à la conduite du destin juif mais personne ne le voit. Et pourtant, une époque nouvelle s’annonce à l’horizon.

Éditorial sur Radio J, le 27 novembre 2009.

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