Le fait
le plus intéressant de la déclaration du récent
synode tient moins à l’antijudaïsme archaïque
qu’il révèle qu’à l’éclairage
rétrospectif qu’il jette sur la politique de la diaspora.
L’observateur
avait pu remarquer que, depuis la deuxième intifada, le nouveau
dialogue judéo-chrétien avait montré ses limites
dans l’adversité. Certaines critiques formellement adressées
à Israël réactivaient en fait des schémas
archaïques de l’antijudaïsme, officiellement rejetés
mais persistants dans la conscience collective, comme un héritage
culturel inerte.
Ils redeviennent
aujourd’hui la parole officielle (1), déjà annoncée
par l’incroyable discours papal à Bethléem, il
y a un an (2).
Nous
avons ainsi assisté, durant ces 10 dernières années,
à la résurrection du vieux discours paulinien sur le
peuple d’Israël transposé sur l’Etat du même
nom (3), devenu aujourd’hui la figure par excellence d’un
peuple juif dans l’histoire des nations, c’est
à dire la manifestation privilégiée des Juifs
comme collectivité (4). Cette perspective est partagée
autant par la mouvance des chrétiens de gauche, les ex-«chrétiens
culturels » des années 1960-1970 du type de Régis
Debray, que par celle des ex-marxistes du type d’Alain Badiou,
mais elle se retrouve aussi dans les discours publics délégitimant
moralement le sionisme et l’existence d’un Etat juif,
qui ont le tort de ressusciter un peuple qui n’est « bon
» que victime ou mort, à titre d’objet pieux du
«devoir de mémoire».
Ce discours
new look ressuscite la vieille accusation de particularisme
juif, au nom de la mondialisation cette fois ci et non plus de la
catholicité (catholique = universel, étymologiquement),
comme vient pourtant de la réïtérer le synode.
Dans la catholicité, forcément impériale, les
Juifs comme « peuple » singulier posent un problème,
que la création de l’Etat d’Israël aggrave
en le rendant souverain. Dans les « universels» idéologiques,
à l’instar aujourd’hui de la mondialisation multiculturaliste,
l’histoire montre, en effet, qu’il n’y a pas de
place pour un « peuple juif ». Le fait que le nouvel antisémitisme
a éclaté de façon étonnante dans la mouvance
idéologique multiculturaliste (preuve de son caractère
totalitaire paradoxal) le souligne aujourd’hui. L’apologie
de la « différence » ne supporte pas la «
différence » juive.
A ma
grande surprise, lorsque ce nouveau paysage s’est installé,
dès le début des années 2000, je n’ai entendu
aucune réserve de la part des acteurs patentés du dialogue
judéo-chrétien, ni vu aucun acte de soutien à
la communauté juive dans l’adversité. Bien au
contraire, certains des officiels de ce dialogue n’ont pas manqué
de se joindre au concert des imprécateurs. C’est la raison
pour laquelle je m’en suis personnellement immédiatement
écarté. Le plus inquiétant s’est en fait
avéré être ailleurs: du côté de ses
acteurs juifs qui ont continué à discuter, iréniquement,
de spiritualité et de théologie comme si rien ne se
passait.
Je ne
les entends toujours pas aujourd’hui alors que la déclaration
du Synode, déclaration politico-théologique cautionnée
par la papauté, montre que ce dialogue est moribond parce qu’il
s’avère avoir été fondé sur la non-reconnaissance
du peuple juif, un concept indissociable de la théologie du
judaïsme – il faut le souligner pour ceux qui prétendent
ne conduire qu’un dialogue « religieux ». Faut-il
leur rappeler que la révélation dans le judaïsme
est faite à un peuple et non à un prophète que
ses disciples doivent croire sur parole ? On ne peut séparer,
en termes strictement religieux, la révélation sinaïtique
de la condition de peuple, de sorte qu’il ne peut y avoir de
dialogue « religieux » avec le judaïsme sur une base
qui se voudrait uniquement « confessionnelle ». Ceux qui
pensent autrement et mettent de côté la condition des
Juifs comme peuple dans ce dialogue ne peuvent donc représenter
les Juifs ni même le judaïsme.
Le dialogue
inter-religieux baigne dans l’idéologie sirupeuse du
« dialogue des civilisations » qui n’est autre qu’un
programme politico-culturel de l’Organisation de la Conférence
Islamique (5). Il n’est que de lire le discours tenu par le
rabbin Rosen, conseiller du Grand Rabbinat israélien et très
présent sur la scène de ce dialogue à un niveau
international, pour en prendre la mesure et comprendre pourquoi la
partie juive est vouée à l’échec (6) même
quand elle tente timidement, comme il le fait heureusement - il faut
le lui reconnaître - de rappeler les faits concernant Israël.
On remarquera notamment comment le rabbin Rosen semble ignorant de
ce que fut le destin de la majorité de la population israélienne,
les Juifs originaires de 10 pays arabo-islamiques - un destin d’expulsion,
d’exclusion et de spoliation (7) - qui annonçait celui
des chrétiens contemporains dans ces pays et dont l’exemple
constitue le plus fort démenti aux allégations du synode
accusant l’Etat d’Israël d’être responsable
de leur sort.
Il est
aussi significatif que, la plupart du temps, ce dialogue est conduit
du côté juif par des personnes de bonne volonté
mais incompétentes en matière de théologie, ce
qui n’est pas le cas de l’autre côté où
les professionnels du dialogue sont de formation intellectuelle très
sophistiquée et soumis au système d’autorité
hiérarchique de l’Eglise, en vertu duquel tout est «
sous contrôle ».
La question
est d’une gravité absolue car l’enjeu n’est
pas, comme on feint de le croire, telle ou telle politique d’un
gouvernement israélien mais la légitimité morale
et spirituelle de l’existence des Juifs comme peuple, aujourd’hui
la cible des nouveaux antisémites. Céder sur ce plan,
c’est justifier la future destruction de l’Etat d’Israël
et la débandade des communautés juives diasporiques.
Si ces
personnalités juives ne disent mot aujourd’hui, c’est
donc qu’elles consentent à entériner la défaite
de leur politique que le synode sonne? Cela confirmerait que, si leur
dialogue a pu continuer durant ces 10 ans, en dépit d’une
réalité politique et idéologique qu’elles
ont gravement négligée, c’est bien parce qu’elles
ont mis de côté ce qui était le plus important
pour le monde juif, à savoir la reconnaissance et l’existence
de l’Etat d’Israël, le sanctuaire contemporain de
la possibilité d’une existence pleine et entière
d’un peuple juif, après la Shoa et la liquidation du
monde sépharade.
Une fois
qu’on met de côté les problèmes qui fâchent,
bien sûr, un « dialogue » peut se tenir comme un
décor de théâtre... Mais le « spiritualisme
» et la sérénité affichés alors
ne sont plus que le masque trompeur d’une défaite.
Ce que
j’entends dans la déclaration du synode du Vatican, outre
l’ouverture d’un nouveau front contre le peuple juif,
c’est aussi l’échec d’une des stratégies
de la diaspora dans tous les pays d’Occident, y compris les
Etats Unis. Elle ne concerne pas seulement le dialogue judéo-chrétien
mais aussi le dialogue judéo-musulman, qui constitue un problème
en soi. Le synode nous montre à ce propos combien les deux
dialogues s’articulent sur le plan politique.
Cette
stratégie a échoué. Elle n’a contribué
qu’à affaiblir un peu plus les intérêts
du monde juif. Il est temps d’en tirer les conclusions. Ce que
nous attendons des acteurs juifs de ce dialogue, c’est qu’ils
démissionnent en bloc de toutes ses instances.
* Sur
la base de ma chronique du vendredi 29 octobre 2010, sur Radio J.
A retrouver sur le nouveau site de Raison garder : www.raison-garder.info
1
- Les paroles de certains membres du synode, interdisant à
Israël de « s’appuyer sur la Bible pour défendre
une politique de colonisation », sont savoureuses, quand on
sait qu’elles émanent d’une doctrine qui a instrumentalisé
l’œuvre majeure de l’histoire juive, la Bible, et
jusqu’au nom d’Israël, pour les retourner contre
les Juifs vivants… Cela relève à ce niveau de
la psychanalyse…
2 - Cf. mon blog « La nouvelle politique du Vatican »,
17 mai 2009, http://www.controverses.fr/blog/blog_trigano_17052009.htm
3 - Paul invente le « nouvel Israël » défini
« selon l’esprit » qu’il oppose à un
Israël déclaré caduc, celui des « Juifs »,
celui de « la chair » - des Juifs devenus désormais
étrangers à leur propre nom, selon l’Eglise, «
nouvel Israël ». Aujourd’hui, l’Israël
selon l’esprit, c’est évidemment les Palestiniens,
le « peuple souffrant », le nouveau Christ… Toujours
opposé à l’Israël réel. Cf. mon livre
Les frontières d’Auschwitz, les dérapages du devoir
de mémoire, Livre de Poche Hachette, 2005.
4 - Cf. mon analyse dans L’e(x)clu : entre Juifs et chrétiens,
Editions Denoël, 2002.
5 - Cf. le dossier de Controverses, n° 9, 2008, « Alliance
des civilisations ? »
http://www.controverses.fr/Sommaires/sommaire9.htm
6 - Son discours au synode est traduit par Menahem Macina sur le site
de l’Alliance France Israël, http://www.france-israel.org/articles.ahd?idart=1364&page=1
La citation suivante est significative, à la fois de l’audace
et de la démission : « Si l'on comprend le concept de
dar el Islam dans un contexte seulement géographique/culturel
ou bien dans un contexte théologique, la demande critique pour
l'avenir de nos communautés respectives est de savoir si
nos frères musulmans peuvent ou non considérer la présence
des chrétiens et des juifs comme faisant pleinement partie,
légitimement et intégralement, de la région dans
l'ensemble. Vraiment, le besoin d'aborder cette question est
rien moins qu' "une nécessité vitale... dont...
dépend notre avenir". Effectivement, elle se relie à
la vraie question qui est celle des "racines" du conflit
israélo-arabe. Ceux qui affirment que l'"occupation"
est "à la base" du conflit sont complètement
dans l'erreur. Ce conflit s'est poursuivi pendant des décennies
bien avant la Guerre des Six-Jours en 1967, avec, pour résultat,
la mise sous contrôle israélien de la Cisjordanie et
de Gaza. En fait, l'"occupation" est précisément
une conséquence du conflit, et la vraie raison qui en est à
la base est celle de savoir si le monde arabe peut tolérer
une politique souveraine non-arabe en son sein. »
7 - Cf. S. Trigano « La fin du judaïsme en terres d’islam
: une tentative de modélisation »,
http://www.controverses.fr/pdf/Fin_judaisme_terre_d_islam_Shmuel%20Trigano.pdf