Premières 
                      pages 
                    L’écrivain 
                      britannique Leslie Poles Hartley débute son roman 
                      The Go Between par cette phrase : « Le passé 
                      est une terre étrangère : on y fait les choses 
                      autrement qu’ici 1. » Confondant ainsi volontairement 
                      le dépaysement spatial et le dépaysement temporel, 
                      il met le doigt sur les relations dynamiques et pourtant 
                      potentiellement conflictuelles qui sous-tendent le passé 
                      et le présent. Pour autant, y compris quand on tente 
                      de garder constamment à l’esprit le risque 
                      d’anachronisme et la leçon de Hartley, écrire 
                      au présent sur un passé récent à 
                      propos des relations entre histoire et mémoire n’est 
                      pas une chose aisée, et ce pour au moins deux raisons. 
                      Tout d’abord, on ne bénéficie pas du 
                      recul qui serait nécessaire pour fournir une analyse 
                      non seulement claire, mais aussi plus informée, de 
                      la situation, analyse qui impliquerait par exemple de rencontrer 
                      les principaux acteurs du débat, de pouvoir en saisir 
                      les effets dans le temps etc. Par ailleurs, il n’est 
                      pas simple de s’abstraire, en tant qu’auteur 
                      et en tant que chercheur directement intéressé 
                      aux enjeux relatifs aux liens entre histoire et mémoire, 
                      des prises de position des uns et des autres. Par conséquent, 
                      cet article ne peut être qu’une tentative imparfaite 
                      pour essayer de retracer les jalons d’un débat, 
                      ses principaux enjeux et formuler quelques pistes de réflexion. 
                      Il nous semblait important de prévenir le lecteur 
                      de cette configuration particulière.
                    Si 
                      le passé est une terre étrangère, il 
                      faut bien constater que, dans le cas de la France qui seul 
                      nous intéressera ici, c’est une terre qui attire 
                      de plus en plus de visiteurs depuis quelques années 
                      et qui suscite également nombre de controverses relatives 
                      à sa réalité. Quelle est cette terre 
                      ? Que s’y est-il passé ? Comment la décrire 
                      ? Qui a le droit et le pouvoir de la cartographier : les 
                      touristes ? les savants ? ceux qui y sont nés ? Sans 
                      doute n’est-il pas possible de filer la métaphore 
                      plus loin sans la rendre totalement impraticable. Pourtant, 
                      cette analogie spatiale n’est pas sans intérêt 
                      car elle permet d’introduire de la distance dans une 
                      thématique qui ne souffre que trop du « cela 
                      va de soi » et de l’apparente familiarité 
                      de tous avec le passé, comme si ce dernier était 
                      facilement accessible et facilement « connaissable 
                      ». Le champ sémantique du verbe « connaître 
                      » est ici particulièrement précieux 
                      car plusieurs débats politiques, intellectuels, juridiques 
                      et sociaux des deux dernières années viennent 
                      articuler les dimensions de la connaissance, de la reconnaissance 
                      et de la méconnaissance.
                    Les 
                      débats en question tournent tous autour de trois 
                      phénomènes historiques particuliers : la traite 
                      et l’esclavage, la colonisation et l’immigration. 
                      Depuis quelques années se sont multipliés, 
                      en provenance des milieux politiques, universitaires, associatifs, 
                      des appels à la reconnaissance de la dimension déshumanisante 
                      et destructrice des deux premiers, ainsi qu’à 
                      la reconnaissance de la place des immigrés et de 
                      leurs descendants dans la société française. 
                      On assiste donc bel et bien à des revendications 
                      de reconnaissance et à des tentatives de mise en 
                      place de politiques de reconnaissance articulant la mémoire 
                      de l’histoire – c’est-à-dire la 
                      nécessité de ne pas oublier ce qui s’est 
                      réellement passé – et l’histoire 
                      de la mémoire – c’est-à-dire la 
                      prise en compte dans le « récit national » 
                      des vaincus ou des oubliés (esclaves, colonisés, 
                      immigrés, ainsi que leurs descendants). Depuis 2004, 
                      ces revendications et ces politiques ont connu deux moments 
                      assez distincts que nous allons brièvement présenter.
                    Où 
                      la reconnaissance par l’État est le cœur 
                      du problème
                    Le 
                      premier moment concerne la période allant de mai 
                      2004 à novembre 2005. On y note la multiplication, 
                      sur les trois thèmes de l’esclavage, de la 
                      colonisation et de l’immigration, de rapports, de 
                      prises de position et d’initiatives visant à 
                      tenter de réconcilier la France ou la République 
                      française avec son passé esclavagiste, colonialiste 
                      et migratoire 2. ( ...)