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Historiens et mnémographes

publié dans le numéro 2 , de Juin 2006

Stéphane Dufoix

Maître de conférences en sociologie à l’Université de Paris-X Nanterre et membre du Sophiapol. Il a récemment publié Les diasporas, Paris, PUF, 2003. Il a assuré la direction, avec Patrick Weil, de L’esclavage, la colonisation, et après…, Paris, PUF, 2005.

 

Premières pages

L’écrivain britannique Leslie Poles Hartley débute son roman The Go Between par cette phrase : « Le passé est une terre étrangère : on y fait les choses autrement qu’ici 1. » Confondant ainsi volontairement le dépaysement spatial et le dépaysement temporel, il met le doigt sur les relations dynamiques et pourtant potentiellement conflictuelles qui sous-tendent le passé et le présent. Pour autant, y compris quand on tente de garder constamment à l’esprit le risque d’anachronisme et la leçon de Hartley, écrire au présent sur un passé récent à propos des relations entre histoire et mémoire n’est pas une chose aisée, et ce pour au moins deux raisons. Tout d’abord, on ne bénéficie pas du recul qui serait nécessaire pour fournir une analyse non seulement claire, mais aussi plus informée, de la situation, analyse qui impliquerait par exemple de rencontrer les principaux acteurs du débat, de pouvoir en saisir les effets dans le temps etc. Par ailleurs, il n’est pas simple de s’abstraire, en tant qu’auteur et en tant que chercheur directement intéressé aux enjeux relatifs aux liens entre histoire et mémoire, des prises de position des uns et des autres. Par conséquent, cet article ne peut être qu’une tentative imparfaite pour essayer de retracer les jalons d’un débat, ses principaux enjeux et formuler quelques pistes de réflexion. Il nous semblait important de prévenir le lecteur de cette configuration particulière.

Si le passé est une terre étrangère, il faut bien constater que, dans le cas de la France qui seul nous intéressera ici, c’est une terre qui attire de plus en plus de visiteurs depuis quelques années et qui suscite également nombre de controverses relatives à sa réalité. Quelle est cette terre ? Que s’y est-il passé ? Comment la décrire ? Qui a le droit et le pouvoir de la cartographier : les touristes ? les savants ? ceux qui y sont nés ? Sans doute n’est-il pas possible de filer la métaphore plus loin sans la rendre totalement impraticable. Pourtant, cette analogie spatiale n’est pas sans intérêt car elle permet d’introduire de la distance dans une thématique qui ne souffre que trop du « cela va de soi » et de l’apparente familiarité de tous avec le passé, comme si ce dernier était facilement accessible et facilement « connaissable ». Le champ sémantique du verbe « connaître » est ici particulièrement précieux car plusieurs débats politiques, intellectuels, juridiques et sociaux des deux dernières années viennent articuler les dimensions de la connaissance, de la reconnaissance et de la méconnaissance.

Les débats en question tournent tous autour de trois phénomènes historiques particuliers : la traite et l’esclavage, la colonisation et l’immigration. Depuis quelques années se sont multipliés, en provenance des milieux politiques, universitaires, associatifs, des appels à la reconnaissance de la dimension déshumanisante et destructrice des deux premiers, ainsi qu’à la reconnaissance de la place des immigrés et de leurs descendants dans la société française. On assiste donc bel et bien à des revendications de reconnaissance et à des tentatives de mise en place de politiques de reconnaissance articulant la mémoire de l’histoire – c’est-à-dire la nécessité de ne pas oublier ce qui s’est réellement passé – et l’histoire de la mémoire – c’est-à-dire la prise en compte dans le « récit national » des vaincus ou des oubliés (esclaves, colonisés, immigrés, ainsi que leurs descendants). Depuis 2004, ces revendications et ces politiques ont connu deux moments assez distincts que nous allons brièvement présenter.

Où la reconnaissance par l’État est le cœur du problème

Le premier moment concerne la période allant de mai 2004 à novembre 2005. On y note la multiplication, sur les trois thèmes de l’esclavage, de la colonisation et de l’immigration, de rapports, de prises de position et d’initiatives visant à tenter de réconcilier la France ou la République française avec son passé esclavagiste, colonialiste et migratoire 2. ( ...)

 


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